L’héritage jésuite avec et sans reliques

Le portulan de l’histoire

2018/01/26

Il y a des événements qui sont d’un autre temps et qui nécessitent un autre ton pour les célébrer. Montréal, ô ma ville, tu devras te faire belle pour accueillir en grande pompe l’avant-bras jésuite de saint François Xavier ! Et du coup, je me retrouve assis sur un banc, dans la nef de l’église du Gesù, au début des années cinquante, sous la protection d’une autre relique jésuite, le fémur gauche du père Gabriel Lalemant, un des saints martyrs canadiens, qui a partagé le bûcher avec le père Jean de Brébeuf. 

Le reliquaire était rangé discrètement dans une des petites chapelles latérales. Et, pour être honnête, personne ne nous a jamais indiqué à quel titre on aurait pu l’invoquer et, pour tout dire, à quoi il servait. Bref, c’était déjà le reliquat d’un autre temps et d’une autre dévotion. Nous n’en savions rien, mais le collège d’avant-guerre et celui d’après n’était plus tout à fait le même. 

Le recteur Joseph Paré était un vieil homme rondouillard, plutôt gâteux, qui avait la manie de toujours clore ses allocutions à la salle académique, peu importe le sujet abordé, par la même phrase: « Mes p’tits gars, je vous félicite ! »  Dans ses mémoires, Mon temps et moi, le romancier Roger Viau en donne une tout autre version. Au début des années 20, le nouveau préfet des études, Jos Paré, voyait du mal partout. Il entendait gérer la vie privée non seulement des pensionnaires, mais des  externes. Interdiction de fumer même à la maison. Rencontrait-il un philosophe dans la rue, avec une rouleuse au bec et parfois une jeune fille au bras, qu’il lui arrachait la cigarette, en lui servant l’avis d’une punition pour le lendemain. 

Il faut savoir que le collège Sainte-Marie était circonvoisin de la rue Sainte-Catherine qui était déjà le boulevard des théâtres et des cinémas. Donc interdiction formelle d’aller aux vues. Le père Jos se cachait à la sortie des grands cinémas pour pincer les pécheurs en flagrant délit d’impiété. L’atmosphère, au souvenir de Viau, était étouffante. Interdiction de parler en dehors des salles de récréation. « Pour surprendre les élèves, ce pisse-vinaigre se cachait derrière une porte de verre dépoli et sa silhouette aux aguets se dessinait nettement. On passait là, dans le plus grand silence, un silence accompagné de pieds de nez ».

Par sa nature même, le monde moderne était une tentation. Et la toute dernière était un petit instrument à peine plus grand qu’un paquet de cigarettes sur lequel s’incrustait un petit cristal de roche. En touchant le cristal d’un petit fil métallique, on parvenait à capter par des écouteurs les premières émissions de radio de CKAC ou de CFCF. Ça prenait de la patience ! Mais une fois au lit, les pensionnaires disposaient de tout leur temps pour chercher à l’aveugle un peu de musique sous les draps.

Viau raconte qu’un matin, à leur arrivée, les externes ont trouvé le collège sens dessus dessous. La veille au soir, Jos Paré avait éventé la ruse. Une escouade de soutanes avait saisi 45 appareils de radio dans les lits des pensionnaires. Le temps était venu pour le préfet de frapper un grand coup. « Vous êtes tous mis à la porte ! » Le moment précis où l’on devient ridicule vous échappe toujours. Heureusement, la réaction des parents et la préservation de la bonne réputation du collège ont prévalu à cette expulsion massive et le préfet s’est ravisé. Pour Roger Viau, le père Paré n’avait réussi à développer chez les élèves que l’hypocrisie. Je peux facilement imaginer que celui que j’ai connu lui répondrait : « Mes p’tits gars, je vous félicite ! »

Les reliques du passé n’étaient pas que dans les reliquaires, elles étaient bien vivantes parmi nous à titre de reliquats. Le directeur de conscience qui m’avait été attribué en Éléments latins avait fêté ses 31 ans en 1903. Le père Samuel Bellavance, fondateur du Cercle des combatifs du collège Sainte-Marie de Montréal et grand défenseur d’un drapeau national : le drapeau Carillon-Sacré-Cœur,  avait alors organisé la réunion qui a donné naissance à  l’ACJC (Association Catholique de la Jeunesse Canadienne française).

L’année suivante, Mgr Bruchési reconnaissait l’association, à condition qu’elle soit dotée d’aumôniers jésuites qui veilleraient à ce qu’elle ne tombe pas sous la coupe de la Ligue nationaliste d’Olivar Asselin et d’Henri Bourassa. Pour les abbés Groulx et Chartier, Samuel Bellavance était déjà considéré comme un réactionnaire. Bref, près de cinquante ans plus tard, j’avais un accès direct au XIXe siècle ultramontain. 

Obligatoire et mensuelle, la visite au directeur de conscience devait se conclure par l’émission d’un billet de confession. Pour comprendre cette manie obsessive de la confession, il faut savoir que, sans en être les inventeurs, les Jésuites en ont été les grands propagateurs. Le confesseur devient dorénavant un directeur spirituel, une sorte d’ancêtre du psychiatre, le but étant que le confessé se sente mieux après avoir soulagé sa conscience. 

Les Jésuites ont créé la mode de la confession. Dès 1640, c’est tous les mois, puis toutes les semaines. Un succès fou ! On crée alors le confessionnal moderne (la cabine). Les grandes églises possèdent jusqu’à 16 confessionnaux, et parfois 6 en stand-by pour les grosses journées. La gestion des pénitences nécessite un traitement au cas par cas, ce qu’on appelle la « casuistique » qui est un art véritable des accommodements raisonnables. Pour faciliter ledit traitement, on crée des Pénitentiaires, des catalogues de péchés. Les plus compacts comprennent dix volumes. Même aujourd’hui, c’est une anthologie des perversions sexuelles qui ferait rougir un sexologue.

Pour bien établir les degrés de culpabilité, les jésuites ont élaboré un concept approprié : la reservatio mentalis, la restriction mentale. Une vérité qui n’est pas tout à fait un mensonge. Un juge, par exemple, interroge un accusé : « Avez-vous forcé la fenêtre pour pénétrer dans les lieux et commettre votre crime ? » L’accusé répond sous serment sans hésiter. « Absolument pas ! » Techniquement, c’est la vérité, il est entré par le puits de lumière. Le corollaire de la restriction mentale est l’amphibolia – l’équivocation. Manger de la viande le vendredi est interdit sous peine de péché. Ce jour-là, un bon catholique ne peut manger que des créatures qui vivent dans l’eau. Il peut donc s’attaquer la conscience tranquille à un bon canard à l’orange.
« Il faut toujours aller chez les jésuites pour se confesser, disait un proverbe allemand,  ils glissent un coussin sous vos genoux et un autre sous vos coudes ». Quant à la pénitence, elle est à la tête du client. Il est des choses qui sont permises à Jupiter et qui sont refusées au vilain et au manant. Ce qui explique pourquoi les rois et les reines vont choisir si assidûment les jésuites comme confesseurs. Pas seulement les couronnés, d’ailleurs. Les marchands peuvent également y trouver leur compte. À l’aune jésuite, quand le prix des produits est tellement bas qu’un commerçant risque de faire faillite, ce n’est pas un péché de tricher sur la pesanteur. L’obtention mensuelle du billet de confession du père Bellavance m’a appris à pratiquer naturellement la restriction mentale. 

Compte tenu du nombre impressionnant de collèges jésuites répartis sur tous les continents, on pourrait croire que la mission de l’ordre est celle d’enseigner. Son fondateur, Ignace de Loyola, n’avait qu’un rêve : évangéliser les infidèles. Après un séjour infructueux à Jérusalem, il prit conscience que l’avenir de l’apostolat était dorénavant dans les Amériques, les Indes, la Chine et le Japon. En ce sens, saint François Xavier et les saints Martyrs canadiens sont représentatifs de la vocation première de la Compagnie de Jésus.

L’enseignement jésuite est le fruit du hasard et d’une philosophie du hasard. « Il faut retrouver les brebis perdues et combattre pour leurs âmes, là où leurs âmes se trouvent et par tous les moyens à notre disposition », décrète Loyola. Les jésuites, bien sûr, dès le début, ont fondé des collèges pour former des jésuites. Rien de moins que 15 ans de préparation. Un premier à Messine, en 1548. Puis, le hasard. Le vice-roi de Catalogne avise Loyola que les notables de Messine aimeraient qu’on y ouvre aussi un collège mixte où seraient admis des laïcs et des candidats de l’ordre. Les bourgeois s’offrent à payer pour le collège. L’occasion fait le larron. 

C’est un hit ! Et le modèle se multiplie à travers toute l’Europe. Des collèges progressifs où les élèves sont groupés selon leurs aptitudes et non leur âge. Chaque classe est sous la tutelle de son professeur. L’enseignement est en latin et les châtiments corporels sont interdits. Le succès est tel que les luthériens se rendent comptent un jour que les fils de la bourgeoisie protestante étudient dans des collèges jésuites, alors que dans l’intention, c’était une arme contre le protestantisme. 

L’ouverture d’un collège est autorisée uniquement lorsqu’il est autosuffisant économiquement et lorsqu’on peut trouver des professeurs, parce que c’est une corvée pour les jésuites qui, comme leur général,  rêvent d’aventures missionnaires.  

On a souvent reproché aux jésuites de ne s’intéresser qu’à l’éducation de l’élite. Le but des jésuites en accueillant dans leurs collèges les jeunes gens des classes nobles, riches, dirigeantes, aurait été, par leur intermédiaire, de commander aux peuples. À former une élite serait plus juste et pas nécessairement celle que l’élite en place souhaite.

Au XVIIe siècle, en France, un tiers seulement des élèves des jésuites appartiennent à la noblesse. Le reste, selon les régions, est composé de fils d’artisans, de marchands, de « laboureurs », de paysans. Donc, prédominance du Tiers-État. Pourquoi cet intérêt ? Le même que nous, en somme : un désir de promotion sociale. Avec le savoir, on accède aux charges et on s’élève dans les rangs de la petite bourgeoisie. 

Fameux pour leur organisation militaire, hiérarchique et aristocratique, les jésuites suscitent l’animosité des grands parce qu’ils favorisent la promotion des humbles et qu’ils sont les précurseurs de l’enseignement démocratique. C’est le paradoxe ! Pourquoi cette contradiction avec la logique ? Il suffit d’avoir étudié chez les jésuites pour connaître la réponse clas-sique : Pour-quoi pas ?