À la recherche du grand absent

Le portulan de la vie d’artiste

2018/04/20

Sur la photo de mariage de mes parents, le marié et la mariée sont respectivement flanqués par leurs mères. Deux femmes au visage sévère qui partagent la même détermination pour assumer le même rôle : celui de chef de famille.  Elles ont peu de points en commun, sauf un. Elles ont toutes deux subi des revers de fortune qui ont cassé leurs vies en les faisant brutalement passer d’une grande aisance à la simplicité involontaire. 

Quant à mes grands-pères, ils brillaient par leur absence. Le premier était décédé depuis des lustres. Pour ma mère, ses sœurs et ma grand’mère, le second était comme mort. En fait, il n’est réapparu qu’au moment où il est disparu pour de bon, en laissant une autre famille dans le deuil. 

Mon père était le plus jeune des garçons et l’avant-dernier des enfants de la famille. Il conservait un souvenir flou de son père dont il m’a légué la canne plombée. Une arme défensive pour se protéger des mauvais garçons et des malfrats lorsqu’il revenait le soir du Pied-du-courant, où j’ai cru comprendre qu’il était chimiste à la Commission des liqueurs. Vu avec les yeux de mon père, Louis Germain était un notable plutôt effacé et distant. 

En revanche, les Cloutier que j’ai rencontrés, sur le tard, lors d’un Salon du livre à Québec, évoquaient le souvenir de mon grand-père maternel d’un œil amusé et avec un sourire indulgent pour ses frasques. Albert Cloutier était définitivement un charmeur. Après avoir appris son existence au moment de sa disparition, je n’ai jamais entendu par la suite un reproche de ma mère sur son père. Sauf le chagrin qu’il avait causé à leur mère. 

Promis traditionnellement à des postes de notaire, d’avocat ou de médecin, les fils Germain ont dû relever leurs manches pour gagner leur vie. Mon père a été le seul à poursuivre ses études jusqu’au niveau collégial – au collège  Saint-Laurent en l’occurrence. Malgré l’obtention d’une bourse pour les compléter dans un Business College, il a dû néanmoins y mettre fin faute de ressources financières.

Après la fermeture de l’hôtel de leur père, suite à la mise en œuvre de la prohibition à Thetford Mines, assortie d’une condamnation du haut de la chaire de la famille toute entière pour plusieurs générations, les filles Cloutier une fois déménagées à Montréal, avec leur mère, ont également dû se trouver des jobbes pour aider à payer le loyer de la maison familiale. Aucune des deux familles cependant ne considérait avoir été pauvre.  Disons plutôt « gênées » temporairement à toutes les fins de mois. La seule occasion où j’ai rencontré le mot « pauvre » associé à ma grand’ mère paternelle a été sous la plume d’une poétesse du début du siècle, Léonise Valois, qui déplorait, dans sa correspondance, la mésaventure boursière de son amie d’enfance : « la pauvre Augustine ».

Comme ses trois frères, mon père était avant tout le fils d’Augustine. Issue d’une famille marchande et politique irlando-canayenne, c’était une Duckett qui portait impérialement son auguste prénom. Lorsqu’elle n’était plus le centre d’intérêt dans une réunion de famille – un mariage ou un anniversaire – elle n’hésitait pas à simuler un malaise pour recentrer l’attention sur sa personne. Même si elle était solide comme un roc, ça marchait à tout coup ! Sauf pour les gendres et les brus qui lui rendaient au centuple le peu d’estime générique qu’elle avait pour eux. Un sentiment qui se manifestait par un regard entendu chez les beaux-frères ; complice et pétillant de malice entre les belles-sœurs. Si le Québec n’était pas encore à l’ère du « père manquant », il était déjà à celle du « père absent ». De façon chronique. À cet égard, le mien était exemplaire. Les mères régnaient d’ailleurs à l’époque au nom du « grand absent », laissant toujours planer la menace de son imprévisible retour. « Tu vas voir quand ton père va revenir ! » Les fins de semaine dans mon cas, à la ville comme au chalet, pendant les vacances. 

L’Irlande, à ce que j’ai pu en comprendre dans ma fréquentation de James Joyce, souffrait plutôt de l’omniprésence autarcique du père. À cet égard, le caractère impérieux et imposant de ma grand’mère m’en avait donné un reflet. Stephen Dedalus, l’alter ego littéraire de James Joyce dans son roman Ulysse, professe haut et clair qu’avoir un père est « un mal nécessaire ». Et il s’applique dans le cours du récit à en chercher un autre de rechange. Ce qui n’est pas loin d’être la démarche classique des artistes : se choisir de nouveaux pères, en joignant les rangs d’une famille d’élection – sans nécessairement renier la matrice d’origine. 

La quête d’un père est omniprésente en littérature. Dans Les Frères Karamazov (1880) – le roman parricide de Dostoïevsky – Ivan, l’intellectuel athée de la fratrie, propose une solution pour le moins définitive : « Qui n’a pas désiré la mort de son paternel ? » 

Le thème de la mort du père s’avère récurrent de l’Oural à Donegal pour Richard Ellmann, biographe de Joyce et de William Butler Yeats. Il passe entre autres par les Russes Pères et fils (1862) d’Ivan Tourgueniev et les Britanniques Ainsi va toute chair (1903) de Samuel Butler et Père et fils (1907) d’Edmund Gosse. Le père comme un « mal nécessaire » prévaut toutefois et  de loin en Irlande. Dans ses Confessions d’un jeune homme (1888), George Moore se souvient de la grande libération qu’il a ressentie lorsque son vieux a rendu l’âme.

Le thème de la pièce de J.M. Synge, Le Baladin du monde occidental (1907), est un parricide manqué. Oscar Wilde prend possession de ses moyens créateurs à 21 ans, un an après la mort de son père (1876). En choisissant de s’exiler définitivement à New York en 1907, le peintre John Butler Yeats, « tue » métaphoriquement son fils, le poète William Butler, alors âgé de 42 ans. Mieux vaut tard que jamais pourvu qu’on s’en libère.

À l’inverse, James Joyce a 22 ans lorsqu’il « tue » symboliquement son père en quittant l’Irlande pour l’Europe continentale en 1904. Il emporte la mémoire de Dublin dans sa besace tout en lui laissant la ville comme auditoire. Il confiera beaucoup plus tard à son ami Louis Gillet que « l’humour d’Ulysse était néanmoins celui de son père, ses personnages tirés de l’univers de ses amis et que le livre était son portrait tout craché ». 

Si un point commun existait entre le père de Joyce et le mien, c’est the gift of gab – l’éloquence du conteur – et le besoin d’un auditoire vaste comme le Québec pour l’exercer. Commis livreur d’abord dans les liqueurs douces, puis commis voyageur dans les divers produits du tabac, du chocolat en barre et de la bonbonnerie, il aimait raconter qu’il avait exploré l’Abitibi dans la misère noire des années trente ;  connu son seul échec en carrière à Québec et parcouru  à ses risques et périls la route cahoteuse du Bas-du-fleuve au volant d’un Ford à pédales jusqu’à Percé. «  C’est curieux, mais au retour, j’ai eu l’impression qu’y avaient rajouté des côtes ! Soit ça ou qu’y ont changé les pentes de bord ! » 

À Montréal, il avait ravitaillé le Red Light en boissons gazeuses et étendu le service aux rues Saint-Antoine, Notre-Dame ouest et Centre, sans négliger Pointe-Saint-Charles, Griffin Town et Saint-Henri. En poussant une pointe jusqu’à Saint-Lambert l’hiver, en empruntant le chemin de glace sur le fleuve.

Plus tard, sa route, cette fois tabagiste, s’étendra au West Island à partir de Sainte Geneviève de Pierrefonds jusqu’à Lachine, en passant par Sainte-Anne-de-Bellevue. Son prochain défi a été costaud : défricher un nouveau territoire en établissant une nouvelle ronne à partir de Saint-Jérôme jusqu’à Maniwaki. Tout ça, bien sûr, avant la construction des autoroutes. Pour son dernier tour de piste, il a hérité de la Rive-Sud, de La Prairie au Vieux-Longueuil jusqu’à Saint-Hubert. C’était un commis voyageur au long cours.

Tout jeune, je l’ai accompagné dans ses tournées à l’occasion. C’était toute une performance. Il n’était pas accueilli comme un vendeur, mais comme un  ami qui fait partie de la maisonnée. Homme ou femme, en français ou en anglais, il s’adaptait au tempérament de chacun.

Il rassurait les anxieux sur l’état des affaires qui est une préoccupation constante des petits marchands. Discutait politique en parlant du climat et température en causant politique. 

S’assurait de la complicité des femmes par le rire. « Comment faîtes-vous pour endurer un grognon pareil ? en désignant son mari qui avait toujours l’air renfrogné. Y a sûrement des bons côtés ? » Ce qui avait le don de provoquer un léger sourire chez le ronchonneur. 

Sans jamais perdre de vue qu’il était là pour placer ses produits, il donnait un conseil  à l’un qui l’avait sollicité : « If I were you, I wouldn’t touch it ! It’s not worth the risk ». À un autre qu’une rumeur inquiétait : « C’est pas dans les plans de la ville de changer le zonage des commerces. Je me suis informé au village. ».  À une troisième, une femme expansive, au verbe  gras et haut, qui lui lançait : « Sais-tu ce que je voudrais ? »   Du tac au tac, la réponse fuse : « Que je vous demande en mariage ! » Elle éclate de rire à s’en étouffer. Elle espérait qu’il lui fasse crédit. « Je peux vous laisser une boîte d’échantillons, ça peut vous aider sur votre prochaine facture ». 

Avec le recul du temps, je suis persuadé que le public, c’était sa famille. « Les gens, tu sais, sont tous différents, mais d’une façon, ils sont tous pareils : ils ont besoin d’attention ». Il n’était pas inconscient de leur singularité et de leur loufoquerie, complétée souvent par une sublime ignorance. Il n’avait pas tout vu, mais il aurait pu tout voir sans porter de jugements. 

Mon père n’était pas un vantard, il attendait que l’occasion crée le larron pour révéler un autre pan de ses aventures qui lui avaient laissé peu d’illusions sur la société. Les brandons de vertu, en particulier, le barbaient. 

Il va de soi qu’après avoir eu le vaste Québec comme auditoire, celui de notre cellule familiale étriquée était d’une tout autre nature. De même que la sédentarité de sa présence dans ce qu’on appelle aujourd’hui un dépanneur. Tout était inversé ! Ce n’était plus le commis voyageur qui était accueilli comme faisant partie de la maison, mais les clients qui se devaient de l’être. Le voyageur s’était métamorphosé en un capitaine de bateau en cale sèche ou un comédien forain condamné à jouer sept jours par semaine dans le même décor devant plus ou moins le même public. La tournée lui manquait.

Étant le plus jeune des garçons d’Augustine, il avait été appelé à jouer les « grands frères » auprès de mes cousins, beaucoup plus âgés que moi. C’est un privilège dont je n’ai pu profiter qu’à partir du moment où j’ai eu un permis de conduire. Il ne m’a jamais fait un commentaire sur le fait que je portais une barbe et que j’avais les cheveux longs comme les beatnicks.

Il avait tellement dû faire d’efforts pour se créer une vie propre en dehors du giron d’Augustine que son respect pour la vie privée, même des enfants, était absolu. Une qualité rare. L’envers de la médaille est qu’au moment où il a été emporté subitement par une crise cardiaque, je connaissais l’homme public, mais j’ignorais tout de l’homme privé. Mon père était demeuré un fils.