Gagner sa vie, gagner sa mort

Le portulan de la vie d’artiste

2018/05/18

Les pays comme les personnes doivent gagner leur mort. Les empires y sont parvenus en prolongeant leur agonie sur des siècles. Il n’en est pas de même pour les nations qui s’épuisent à survivre. Elles ne meurent pas, elles risquent plutôt de s’éteindre abruptement dans un dernier soupir. Si on doit gagner sa vie sur le plan individuel de toute évidence, on se doit également de relever le défi de gagner sa mort. 

La littérature et la pratique des arts sont des voies royales pour prétendre y parvenir. « Si j’arrêtais d’écrire, ma vie aurait été un lamentable échec. C’est peut-être déjà l’avis des autres, mais ça le deviendrait alors pour moi. Je n’aurais pas gagné ma mort ». La réflexion est de Jean Rhys, une romancière britannique, originaire des Antilles, dont la vie tumultueuse a façonné son œuvre.

Pour « laisser un nom », la politique est également une voie de choix, mais il faut admettre que, s’il y a beaucoup d’appelés, peu sont ultimement élus. La tâche de se souvenir ou de laisser un souvenir de soi est particulièrement ardue dans un pays dont la devise réelle nous invite à s’oublier dans un souvenir indéfini. 

Dans le curriculum du cours classique, la classe de rhétorique était une année charnière. Elle portait bien son nom puisque c’était l’étape de la prise de parole devant un public. Dans ce but, au Collège Sainte-Marie, on était invité à monter sur une scène (celle du Gesù en l’occurrence) pour jouer une pièce du répertoire classique. Notre professeur titulaire, le père Laperrière, avait ratissé large en nous proposant Les Oiseaux d’Aristophane, une pièce qui datait de 414 avant Jésus-Christ. Heureusement, nous disposions d’une adaptation française moderne par Bernard Zimmer qui datait de… 1928. 

Pour mon début sur les planches, j’avais hérité d’un premier rôle : un personnage d’auguste, Pisétaire (Fidèle-Ami), accompagné de son inévitable contrepitre, Évelpide (Bon-Espoir). La dynamique comique de cet éternel duo dépareillé existait déjà il y plus de 2000 ans. 

Citoyens d’Athènes, les deux amis n’en peuvent plus de vivre dans une ville constamment divisée par des poursuites judiciaires et des procès. Ils parviennent à persuader les oiseaux de construire une ville aérienne, Coucouville-les-Nuées, qui coupera toutes les relations entre les hommes et les dieux. Pisétaire se chargera d’éconduire la longue file de tous les malvenus qui voudraient s’y installer. 

Ne recevant plus les fumets des sacrifices qui leur étaient destinés, les dieux affamés finissent par accorder aux oiseaux une souveraineté qu’ils revendiquaient et en gage de réconciliation, ils offrent une jolie demi-déesse, nommée Royauté, à Pisétaire. Elle faisait sans aucun doute partie de la version parisienne de Zimmer, mais je n’ai pas souvenance d’un happy end avec une belle fille dans les bras.

En fait, mon souvenir le plus vif demeure le cri de La Huppe, qui était le chef d’un chœur aviaire, dont les membres portaient des collants pour la première fois de leur vie. Et quel cri de ralliement ! « Épopopopopopopopopopoï ! Io, Io ! Venez, venez, venez, venez, venez ici, ô mes compagnons ailés ! Vous qui, dans la plaine labourée, gazouillez, autour de la glèbe, cette chanson d’une voix légère : Tio, tio, tio, tio, tio, tio, tio, tio ! »

Comme dans toutes les productions théâtrales, nous avons connu un de ces moments de scène digne de mémoire. Un de nos collègues s’était vu confier une phrase où il m’annonçait l’arrivée de je ne sais plus trop qui. Toute la distribution l’avait vu en coulisse marcher de long en large en répétant sa phrase. 

Il entre en scène d’un pas décidé et fige. Plus même, il se pétrifie sous nos yeux, jetant des regards à gauche et à droite, inquiets d’abord, égarés ensuite, puis terrifiés. Le public retient son souffle et on s’attend à ce qu’il annonce une catastrophe comme : « Athènes brûle ! ou : On doit arrêter la pièce par manque de mots ! » C’est le musicien qui accompagnait mes déplacements qui a mis fin à sa transe d’un coup de cymbale et de grosse caisse. Ce qui m’a permis d’enchaîner comme si j’avais deviné ce qu’il avait à me dire. 

C’est sûrement un moment que notre confrère n’a jamais oublié. D’ailleurs, il n’a pas été le seul à garder un souvenir impérissable de ce passage théâtral obligé. Pour la plupart, c’était celui d’une expérience gratifiante. J’ai rencontré un bon nombre d’anciens du cours classique qui m’ont confié qu’au moment de choisir leurs professions, ils avaient hésité entre celle d’acteur et celle qu’ils ont choisie : médecin, chirurgien, juriste, ingénieur ou pharmacien. Ce n’était pas tellement un regret que le souvenir qu’ils chérissaient d’une tentation anticonformiste de jeunesse. 

Pour ma part, même si j’ai bien senti que j’avais la fibre nécessaire pour faire comédien, j’ambitionnais rien de moins que de concevoir et diriger toute la fête. Bref, être Aristophane ou rien. Un jour, lorsqu’on a demandé à Harold Prince, un metteur en scène célébré pour ses succès en série à Broadway, qu’est-ce que ça prenait pour exercer ce métier, il a répondu : « Tout d’abord déclarer, haut et fort, je suis un metteur en scène ! » Une nécessaire prétention qui fait partie intégrante de la fonction. 

Dans les années cinquante, nous avions toujours un pied dans le XIXe siècle. Plus particulièrement en rhétorique qui est l’art du discours. Les avocats plaidaient encore dans les cours de justice et pour gagner leurs galons vers le pouvoir dans les partis politiques, ils devaient assurer la livraison pro bono des discours partisans lors des campagnes électorales. 

Les envolées oratoires étaient toujours de rigueur et l’influence latine de Cicéron se faisait toujours sentir. Qousque tandem abutere patientia nostra, Catilina ! Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ! Dans la version de Camillien Houde, ça donnait : « Numéro un : Dehors la clique ! Numéro deux : Plus vite que ça ! Numéro trois ! Ça presse ! En deux mots : Dehors Taschereau ! » 

Les assemblées contradictoires étaient souvent l’occasion d’empoignades au sens propre et figuré. La plus célèbre d’entre elles a réuni 6000 spectateurs à Saint-Laurent en 1883. Elle a été remportée haut la main par un ancien élève du Collège Sainte-Marie, Honoré Mercier, chef du parti libéral. L’ancien premier ministre conservateur du Québec, Louis-Adolphe Chapleau, maintenant ministre à Ottawa, est venu à la rescousse de son successeur désigné Joseph-Alfred Mousseau qui cherchait à se faire élire.

Dès son entrée, Chapleau se lance dans une attaque à fond de train contre les ultraconservateurs, ses anciens alliés politiques qui s’opposent à la candidature de Mousseau. Il les affuble sur le champ du sobriquet de « castors ». « Qu’est-ce donc qu’un castor ? L’ouvrier des villes appelle castors ceux qui prétendent beaucoup et ne peuvent pas grand-chose, les hâbleurs, les parasites de métier. Les castors politiques n’ont qu’un trait de ressemblance avec le vrai castor. Ils font leur ouvrage avec de la boue, ils détruisent les chaussées des bons moulins pour construire leurs tanières et ne sont utiles que lorsqu’on vend leur peau ». La foule partisane manifeste bruyamment son appui.

La riposte que Mercier lance sans préambule est assassine. « Quand Monsieur Chapleau a-t-il dit la vérité ? Monsieur Chapleau n’aime pas les castors, c’est connu. Il trouve qu’ils sont incommodes. C’est vrai ! Il affirme qu’ils font leur œuvre dans la boue. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment peuvent-ils rejoindre leurs adversaires en passant ailleurs que dans la boue ? Monsieur Chapleau dit bien haut que le pays ne veut pas des castors. Dieu sait pourtant qu’un peu d’huile qui porte ce nom ne nuirait pas à la constitution délabrée de la province qui requiert une bonne purgation ! Et le jour où cette purgation sera assez forte pour chasser du Ministère la prévarication qui l’étouffe sera un jour de triomphe pour tous les honnêtes gens ! » C’est le délire. La purgation de Mercier a eu raison de la tabassée de Chapleau. Du grand art !

Pendant toutes ces années, le pays a existé d’abord et avant tout par le discours. « J’ai entendu Chapleau, j’ai entendu Mercier, Bourassa les dépasse de loin », atteste Thomas Chapais. Le verbe altier du petit-fils de Papineau avait le don d’humilier ses ennemis politiques. « Éloges ou insultes, bouquets ou avanies, rien ne me fera dévier de ma conduite ». Chaque époque a eu sa voix jusqu’au jour où l’une d’elle est devenue aphone sous un autre Bourassa, porteur d’un autre prénom, Robert.

De la rhétorique, nous avions surtout appris que pour régler son bégaiement, le grand orateur grec Démosthène s’était entraîné à parler avec des cailloux dans la bouche. Il était tellement attentionné à ne pas en avaler un qu’il en avait oublié de chercher ses mots. Plus tard, il était tellement heureux de ne plus avoir le gosier plein de gravier qu’il en avait à nouveau oublié de bafouiller. Définitivement, cette fois ! Une formule radicale d’entraînement qui n’avait plus cours depuis. 

Un autre moment clé de notre formation était le retour annuel du concours oratoire organisé par la Société Saint-Jean Baptiste. J’avais été choisi pour y participer avec un ou deux autres confrères. Depuis le début du siècle, le ton patriotique se devait d’être noble, ample, élevé, et emphatique, bref, romain. Les orateurs devaient broder sur des thèmes convenus : la foi, la famille et la patrie et le tout pour la plus grande gloire de Dieu et de l’Église pour y ajouter la touche jésuite. Le thème choisi était la survivance.

Dès ma jeunesse, j’ai entretenu une relation conflictuelle avec cette notion qu’on présentait toujours comme un accomplissement collectif. Et non comme une alternative provisoire au suicide anomique. Je me souviens de m’être lancé dans une argumentation prolixe qui revenait à dire que chaque fois que le Québec connaissait un revers politique, on se consolait en se félicitant qu’au moins on n’avait pas tout perdu. Et qu’à se borner à les additionner, on avait oublié que la somme était une vaste soustraction. Et je terminais sur une mise en garde qu’à force d’aiguiser notre hache pour se défendre, on risquait fort de se retrouver avec un moignon de manche. Il va de soi que je n’ai pas gagné le concours.