Le chemin de croix de la dramaturgie nationale

Le portulan de l’histoire

2018/06/15

L’histoire du théâtre est intimement liée à celle de l’Église, aussi bien au Québec qu’aux États-Unis. Quel rap-port avec aujour-d’hui ? On ne peut pas ne pas avoir remarqué que les acteurs et les actrices sont constamment invités, à titre de porte-parole ou de présidents d’honneur, pour soutenir des causes humanitaires, charitables, sociales ou écologiques. 
       
Les artistes seraient-ils génétiquement portés à défendre la veuve et l’orphelin ou serait-ce le corollaire d’une stigmatisation historique ? Les Puritains qui ont fondé les colonies américaines sont ceux-là mêmes qui ont interdit le théâtre en Angleterre pendant cinquante ans après la mort de Shakespeare. Bref, dans cette perspective, le théâtre est condamnable de par sa nature même. 

Au XIXe siècle, les chemins de fer ont largement facilité les déplacements des tournées des troupes de théâtre. Dans chaque ville où leurs compagnies s’arrêtent, les comédiens états-uniens avaient pris l’habitude de montrer patte blanche et de verser les recettes de la première représentation de leur spectacle – et parfois de la deuxième – à des institutions religieuses de charité. Non pas par vertu ! C’était le tribut exigé pour obtenir la permission de jouer sans entraves. 

Vers la fin du XIXe, le Québec se distingue à cet égard. Lorsqu’une compagnie de tournée cherche à s’acquitter de cette dîme auprès de l’évêque de Montréal, son destinataire, Mgr Fabre, est outré. Il refuse de « toucher à l’argent du péché ». Sa révulsion remonte à encore plus loin que la déclaration fulminatoire de son prédécesseur Mgr Ignace Bourget. « Même si en allant au théâtre, les gens ne faisaient que prendre le goût du théâtre, cela serait suffisant pour condamner le théâtre ». 

Cette répression ecclésiastique date de 1694 ! Mgr de Saint-Vallier, un pur dévot interdit alors la présentation du Tartuffe de Molière, qui met précisément en scène un faux dévot. Le gouverneur Frontenac a choisi de présenter la pièce en toute connaissance de cause. Il a connu Molière et probablement assisté à une lecture privée organisée par ce dernier lorsque sa pièce sulfureuse était sur la glace. 

Le gouverneur  est parfaitement conscient que dès l’entrée en scène du Tartuffe, le public soufflera : « C’est Saint-Vallier ! » Et  encore plus, lorsque l’homme tout de noir vêtu s’écriera : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ! » Les gorges découvertes de ses paroissiennes obsèdent l’évêque. Entre se couvrir du froid et la mode, les Canayennes respectent d’abord les exigences de la mode. Comme aujourd’hui ! 

Saint-Vallier publie alors un Éclaircissement qui interdit la présentation des comédies et condamne leurs spectateurs à l’excommunication. Dans un régime totalitaire, le dernier mot appartient habituellement au représentant du roi et les mandements d’évêque ont généralement peu d’effet. Sauf celui-là contre le théâtre dans ce cas-ci ! Il a tenu près de cent ans ! 

Le 24 novembre 1789, La Gazette de Montréal fait état d’une grande première. Le Théâtre de société annonce une « soirée thespique » de deux pièces : Le Retour imprévu de Régnard et Deux Billets de Florian. Le curé de Notre-Dame ne fait ni un, ni deux, et monte en chaire pour fustiger la présentation de ces comédies, « où il y a des hommes et des garçons, habillés en femmes et en filles ». Quant à ceux qui assisteront aux représentations, on leur refusera les sacrements. 

De 1789 à 1791, le Théâtre de société présentera néanmoins quatre soirées théâtrales : soit six pièces, dont une de son animateur Joseph Quesnel : Colas et Colinette ou le Bailli dupé. Une comédie avec des airs chantés qu’on considère comme le premier opéra québécois. C’est un succès. Elle sera même reprise deux fois en 1805 et deux fois en 1807.

Quesnel y aborde un sujet brûlant de l’heure : la levée des milices par les seigneurs. La réponse populaire du domestique Lépine est qu’il n’a pas envie d’aller « s’faire estropier » pour leurs beaux yeux. « Et d’m’en r’venir cheux-nous avec une ou deux jambes de moins ; puis gagne ta vie comme tu pourras. Non, non, je n’suis pas si fou qu’ça ! » Quesnel qu’on peut considérer comme le premier auteur dramatique québécois a également écrit une autre pièce : L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise. 

Après cette flambée, c’est à nouveau le calme plat jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sauf pour une étoile filante ! Félix Poutré, la première pièce écrite par Louis Fréchette lorsqu’il était étudiant, créée en  1862, publiée en 1871, va être jouée pas moins de 2000 fois au Canada français et chez nos voisins franco-américains. 

C’est l’histoire d’un prisonnier patriote nommé Poutré, que les autorités anglaises libèrent parce qu’il joue à jouer un fou furieux. Pas n’importe lequel capoté, puisque sa démence le porte à s’arroger le titre de gouverneur de Sa Gracieuse majesté la reine Victoria pour terroriser tous ses compagnons de détention. Ce qui prouve à ses geôliers qu’il n’a pas toute sa raison et aux spectateurs qu’il n’est peut-être pas aussi dérangé qu’on le croit. L’écriture de la pièce est brouillonne, le style ampoulé, mais le mécanisme astucieux de ce gros pied de nez au colonialisme britannique fonctionne. Il est à noter que le personnage le plus opprimé par le faux gouverneur Poutré est le seul dans la pièce qui parle en québécois.

De plus en plus, on note une antinomie entre le sujet des pièces du cru et le style de l’écriture dramatique. Autant l’enjeu des pièces est d’ici, autant elles semblent être écrites en France. Félix-Gabriel Marchand a écrit Les Faux Brillants en 1885. Il y fait le portrait d’une nouvelle génération marchande parvenue qui veut se donner un vernis de culture. N’était-ce que de parler pointu ? Il est tout à fait dans le mille pour son temps. J’en ai fait une paraphrase. La pièce était écrite en vers. J’ai clarifié l’intention de la pièce en gardant les vers pour la fille aînée et le Français qui la courtisait, tout en redonnant à tous les autres personnages une langue québécoise.

La première visite montréalaise de Sarah Bernhardt en 1880 marque une date dans l’histoire québécoise du théâtre. Encensés par la critique libérale de La Patrie, l’actrice et son répertoire sont frappés d’anathème par la critique ultramontaine de La Minerve, appuyée par une injonction de Mgr Fabre à tous les « bons catholiques de s’abstenir de ces représentations ». La réprobation de l’évêque n’a pas gêné La Divine, bien au contraire, elle a eu pour effet de lui redonner sa bonne humeur. Le public est accouru de toutes parts et les quatre représentations prévues, d’Adrienne Lecouvreur, de Frou-frou, de La Dame aux camélias et d’Hernani ont connu un énorme succès. 

On pourrait dire dans la foulée de sa visite, que l’activité dramatique francophone a pris un essor considérable à partir de 1892. Le Monument national de la Société Saint-Jean Baptiste est inauguré en 1893. Mais la pourtant très catholique société semble avoir fait deux oublis : d’abord que Monseigneur l’évêque de Montréal – bonne mître ne saurait mentir –- ne voyait pas les représentations théâtrales d’un bon œil et ensuite que le coût de location de la salle serait prohibitif pour les petites troupes de théâtre d’amateurs. 

Ainsi donc, le premier spectacle donné au Monument national en 1894 sera une production tout anglaise d’une société d’amateurs canadiens-anglais : un ballet, inspiré d’une comédie de nul autre que Shakespeare. En 1896, la salle Luger-Duvernay, où on présente maintenant en alternance des soirées de boxe ou de lutte, accueille les premières représentations théâtrales en yiddish à Montréal. Ainsi à partir de 1896 et jusqu’à la fin des années 1940, le Monument national demeurera la scène attitrée des troupes yiddish de passage dans la métropole et de certaines troupes locales d’amateurs.  

La même année, Henry Murphy et sa troupe, obligés de quitter précipitamment la salle de l’Academy of Music (connexe à l’ancien Eaton, rue Sainte-Catherine), trouve un refuge au grand théâtre sur Saint-Laurent, en attente d’emménager dans le tout nouveau His Majesty’s en construction rue Guy. La compagnie de l’Academy of Music présente au Monument sa saison déjà programmée et la conclue avec succès sur une prestation de la cantatrice Emma Albani (Emma Lajeunesse) qui attire littéralement des foules. 

On s’est assez éloigné de la mission que Mgr Fabre avait assignée à ce monument national en 1880. Celle d’être « le gardien fidèle de nos traditions et le sanctuaire où se conservera toujours ardent et lumineux le feu sacré de notre patriotisme ». 

Son successeur Mgr Bruchési favorise une approche moins coercitive que la simple défense aux « bons catholiques » de fréquenter les mauvais théâtres. Il entend plutôt s’attaquer à la source du mal en ne cautionnant qu’un répertoire français exempt de toute immoralité. En somme, un équivalent de la censure de l’Index pour les livres. 

En 1898, à l’initiative d’Elzéar Roy, le théâtre français fait son entrée au Monument national par le biais d’un cours d’élocution qui implique nécessairement ses corollaires : la diction, le geste, le maintien, la déclamation et en fin de compte la comédie, le drame et l’opérette. Pour donner suite à cet embryon de conservatoire, Elzéar Roy fonde les Soirées de famille qui promet à son public « des spectacles qui pourront à la fois l’amuser, l’instruire et l’édifier… de jolies représentations où les meilleures pièces françaises et canadiennes seront interprétées avec goût et avec soin ». Et on prendra soin d’éviter les auteurs fétiches de la grande Sarah : Victorien Sardou et Alexandre Dumas fils.

 La carrière des Soirées de Famille a été fulgurante. La troupe de ce regroupement amateur ne compte pas moins de vingt-six comédiens réguliers et autant de chanteurs, musiciens et autres comédiens occasionnels. Après trois saisons d’activités, de novembre 1898 à mai 1901, la troupe des Soirées de famille cesse ses représentations. Les Soirées ont produit 69 pièces de théâtre et donné 103 spectacles. Malgré l’espoir manifesté par son fondateur de susciter des dramaturges du cru, le bilan s’est révélé à cet égard calamiteux : Un lever de rideau qui invitait plutôt à une tombée. 

L’année 1902 cependant est bénie des feux de la rampe. En mars, au Monument national, Julien Daoust relève le défi d’un théâtre d’ici en s’inspirant du réalisme romantique de Broadway et fait un malheur comme comédien et dramaturge dans La Passion, un mélodrame religieux de Germain Beaulieu. Plus de 40 000 spectateurs en quatre semaines. La fresque historique enregistre le premier succès de masse de la dramaturgie du cru. Elle sera reprise avec autant de succès quatre années d’affilée. Et ensuite, pendant plus de 30 ans, sur d’autres scènes et en province, pour être finalement réanimée dans le film de Denys Arcand, Jésus de Montréal (1989).

Même si Mgr Bruchési s’est fendu de l’interdiction formelle à un acteur d’incarner le Christ, sa réprobation ecclésiastique est demeurée lettre morte. L’évêque ne pouvait tout de même pas surenchérir en reprochant à La Passion de ne pas être du théâtre moral et édifiant.