L’insolent désir de liberté de Pauline Julien

Le portulan de l’histoire

2018/09/07

Le Je me souviens oublieux dont nous sommes dotés s’avère à l’usage plutôt erratique. Il se remémore soudainement par bourrées impulsives tantôt un fait historique, un personnage, un auteur, un musicien ou une chanteuse. Un peu comme une journée plus chaude que les autres dans une canicule.

Sa plus récente mise à jour a été Pauline Julien et sa relation avec Gérald Godin. Un spectacle La Renarde sur les traces de Pauline Julien qui a été lancé en juin dernier dans le cadre des FrancoFolies poursuit sa tournée ; Pauline Julien, intime et politique, un documentaire de Pascale Ferland (ONF) en septembre ; une pièce sur le couple Julien-Godin Je cherche une maison qui vous ressemble à l’automne par Le Collectif de la Renarde et le Théâtre les gens d’en bas au Théâtre Fred Barry ; et une pièce d’Annick Lefebvre dont le couple est également le sujet, ColoniséEs, qui prendra l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui à l’hiver 2019.

Dans mon Je me souviens personnel, la dernière bourrée pour Pauline Julien remonte à juin 1994, quelques mois avant le décès de son compagnon Gérald Godin, déjà très mal en point. Nous étions réunis au Café du Monument national à un titre rare et précieux : celui d’être des amis de Pauline. Pour nous, la fête officielle, dont j’étais le maître de cérémonie, était d’abord et avant tout une célébration de notre amitié inconditionnelle pour elle. Le mot n’est pas choisi au hasard. Je ne crois toujours pas que l’amitié de Pauline ait pu en tolérer une autre forme.

Il n’y en avait pas deux comme Pauline : ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait qu’une seule Pauline. En fait, il y avait autant de Pauline qu’il y avait d’heures dans la journée. Chacune d’elles se réservait le droit d’être en contradiction avec celle qui l’avait précédée ou celle qui la suivrait. Tous ceux et celles qui ont travaillé avec Pauline l’ont appris à la dure. La vie pour elle était une perpétuelle remise en question. Mais à la fin, elle n’en faisait toujours qu’à sa tête sauf qu’il était toujours difficile de prévoir quelle serait sa dernière tête. 

La première fois que je l’ai entendue chanter, elle portait une robe noire. J’ai cru qu’elle était née à Saint-Germain-des-Prés. C’était une coutume courante pour les artistes dans les années cinquante de renaître à Paris. Aujourd’hui, c’est différent et ça l’était déjà en 1994.

Cette fois, il s’agissait d’un Saint-Germain-des-Prés très agrandi – qu’on appelle aussi la France – qui s’était déplacé pour honorer Pauline Julien. Depuis un certain temps, le gouvernement français lui avait décerné une décoration fort recherchée : celle de Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres. Pauline l’avait tu. Le but de notre hommage était d’enchâsser la remise officielle et publique du titre par l’ambassadeur de France. Sur la scène publique, Pauline était une passionaria, mais dans la vie elle était plutôt réservée face aux honneurs.

Elle était fière d’être née sur la rue Laviolette à Trois-Rivières et c’est curieusement à la filière trifluvienne qu’elle devait sa découverte de Paris. À l’époque, tout le monde savait qu’il fallait s’adresser à son député pour obtenir une quelconque bourse du gouvernement : en l’occurrence celui des Trois-Rivières qui était le premier ministre Maurice Duplessis. 

 Fonceuse, la jeune Pauline se rend au parlement de Québec. On lui avait conseillé de se présenter à la fin de l’après-midi. À l’époque, le bureau du Premier ministre était le premier ou le deuxième après l’entrée principale. Elle joue le rôle d’une secrétaire qui a oublié un document pour le gardien de sécurité et s’engage avec son assentiment dans le corridor qui mène au bureau du Premier ministre. Une fois dans le vestibule, elle remarque que la porte du bureau comme telle est entrouverte. Elle passe discrètement la tête dans l’ouverture.

Le Premier ministre, la tête plongée dans ses dossiers, l’aperçoit du coin de l’oeil et lui fait signe de la main de s’asseoir sur une des chaises qui sont adossées au mur de la porte. Pauline se glisse sur le bout de la chaise. La première étape est franchie. 

Lorsque le quiproquo est résolu, le Premier ministre s’avère amène. « Comme ça vous êtes une Julien de la rue Laviolette ? » Et il se lance dans son numéro sur la famille des Julien comme il le fait pour la plupart des familles trifluviennes. « Qu’est-ce qui vous amène ? » Un séjour à Paris pour étudier le théâtre avec son premier mari, Jacques Galipeau. Pauline avouait qu’elle avait cessé de respirer pendant qu’il oscillait de la tête en soupesant sa demande. « Mille piastres, ça ferait-tu l’affaire ? » Traduit en francs d’alors, le sourire qu’elle lui adressa signifiait plus qu’amplement. Le couple est revenu de Paris six ans plus tard. 

En France, tout peut commencer par un livre et finir par une chanson. Ici tout commence par une chanson pour finir par un livre. Même si des fois, ça prend du temps avant qu’on l’écrive ou qu’on le publie. À cet égard, l’année 1994 avait été faste avec Les Vies parallèles de Pauline Julien de Michel Rehaut chez Vlb, et deux compilations de disques qui étaient devenus introuvables. Denis Pantis, ayant eu la bonne idée de se substituer à la mémoire collective en récupérant des masters des années 1970 qui allaient être jetés aux poubelles. 

Sur une scène devant un public, Pauline donnait l’impression de grandir de cinq ou six pouces de la tête aux pieds. Elle se cambrait et tout son corps était comme poussé en avant ; elle relevait le menton et la tête légèrement portée vers l’arrière, elle chantait avec son cœur.

Pour un chanteur ou une chanteuse, ça prend des années avant de se faire un nom et plusieurs autres ensuite avant qu’une foule associe tout de go une chanson au nom. En 1976, nous étions sur la grande scène du Lac aux Castors du mont Royal, dans le cadre des Fêtes de la Saint-Jean, qui se sont déroulées pendant plusieurs jours sur la Montagne. Le spectacle dont j’avais orchestré la mise en scène était celui du 24 juin. 

De la scène, le point de vue le plus spectaculaire était sûrement celui de cet immense hémicycle tapissé de 100 000 personnes en étagement dans toutes les positions et tous les états. Quelques milliers dans un coin qui regardent brûler un Union Jack, 10 000 dans un autre qui s’agitent pour s’agiter en hurlant des slogans, 30 000 qui ont l’air de jouer à la tague malade et plusieurs milliers répartis un peu partout qui sont gelés ben dur. Un point commun cependant, ils sont tous prêts à entendre chanter le pays. Cela dit, lorsque qu’une telle foultitude décroche, c’est une expérience éprouvante. 
 
Avec son Plus beau voyage, Claude Gauthier a réussi à créer un public. Raymond Lévesque a suivi avec un monologue qui ne retenait pas l’attention du parterre et encore moins des hauteurs. « Personne leur a dit que c’est pas la place pour faire des monologues ! », laisse tomber Jacques Normand, le président des Fêtes, qui est à mes côtés en coulisses. Je me le suis tenu pour dit rétroactivement. Heureusement, Raymond avait deux cartes dans sa manche : Bozo-les culottes et Quand les hommes vivront d’amour. 

Lorsque Pauline Julien a attaqué «  Ce soir, j’ai l’âme à la tendresse, tendre tendre, douce douce ! » l’effet a été magique. La foule s’est apaisée et les couples se sont collés les uns contre les autres. Même ceux qui étaient tout seuls ont oublié de s’ouvrir une autre bière. Comme si, après toutes les chansons qui leur avait donné une cause à partager, celle-là avait insufflé une âme à la foule. 

Pauline sans Gérald, ça aurait été un peu comme Tristan sans Iseult. Sauf que Pauline n’avait rien d’Iseult et Gérald encore moins de Tristan. C’est pour ça que ça marché si longtemps ! Personne n’a jamais pu établir lequel des deux avait le plus l’esprit de contradiction. Il suffisait qu’il dise noir pour que Pauline dise blanc. C’est pour ça que je le soupçonnais de penser blanc et dire noir pour qu’elle dise blanc. Gérald était un vlimeux et un fieffé tireux de pipe.
Pauline avait compris que Gérald ne tolérait aucune entrave. Sa contre-attaque était plus subtile. Aussi, la seule contrainte qu’elle lui imposait était celle de sa propre liberté. Celle qu’elle s’était donnée comme sa grande amie sculpteure Suzanne Guité et les femmes peintres des années cinquante, à une époque où ce n’était vraiment pas à la mode. 

Dans son livre Il fut un temps où l’on se voyait beaucoup, publié l’année de sa mort en 1998, chez Lanctôt éditeur, le titre mélancolique est tiré d’un poème de Godin : « c’est à l’heure où vous êtes seule / vous aussi / comme la ville / à l’heure où elle se déplie / il fut un temps où l’on se voyait beaucoup / à l’heure où la ville / croyait encore en vous ».

Pauline nous y invite dans l’intimité de leur relation. « Nous étions sous le même toit depuis quelques mois et par une nuit de confidences, je lui dis : J’ai fait l’amour avec un autre homme aujourd’hui. 

– Enfin ! dit-il. Tu as bien fait. Je ne t’ai pas attendue pour faire de même. Pourquoi refuser un bouquet de fleurs qu’on nous présente ? Tu m’aimes, je t’aime, on se préfère et on se revient toujours. C’est une autre façon de vivre ensemble longtemps, avec bonheur ». Et cela a duré trente-deux ans.

Mais, il y a une suite. « Quelques années plus tard, nous allons à l’enterrement d’un de nos grands amis. Gérald est très affecté et pleure à chaudes larmes en conduisant. Je le regarde et je lui dis : “Tu sais, j’ai fait l’amour deux ou trois fois avec lui, il y a quelques mois”. Il me regarde et il me dit : “Ah ! Pauline, que tu as bien fait. C’est généreux. Tu lui as donné du bon temps. Je t’aime encore plus” ».

Et je la vois se redresser, lever le menton, porter légèrement la tête à l’arrière et professer impunément son insolent désir de liberté dans les mots d’une chanson qu’elle a écrite, J’aurais jamais pensé que j’aurais fait ça ! Qui était sa façon de dire : Je l’ai fait et je ne regrette rien !