Le bonheur et la ferveur de tout jouer

Le portulan de l’histoire

2019/02/22

Dans le florilège de témoignages qui accompagnent la biographie de Monique Miller par Pierre Audet, la plupart soulignent qu’elle ne semble pas avoir d’âge tout en ajoutant dans le même souffle qu’elle possède toujours une mémoire phénoménale.

« Elle a fait de la scène son pays et elle porte en elle une histoire théâtrale digne d’une encyclopédie, estime le dramaturge Mani Soleymanlou. Elle monte sur scène telle une jeune fille. Elle nous montre à tous que le théâtre n’a pas d’âge. Et que c’est l’amour de ce métier, l’amour tout court qui garde jeune ». 

Et Jean-François Casabonne de surenchérir : « Monique a accompagné la marche du théâtre au Québec. Elle est le fil d’Ariane. Pour raconter l’histoire du théâtre d’ici, il faut dérouler Monique ». Et lorsqu’on la déroule, on arrive à l’incontournable Madame Audet. 

« Déjà, quand elle était chez les Audet à douze, quatorze, dix-sept ans, se souvient Gilles Pelletier, elle était étonnante de vérité, de spontanéité ». Serge Denoncourt n’hésite pas à trancher. Pour lui, elle a toujours douze ans. « L’âge où elle a décidé de partir de chez elle pour aller chez Madame Audet. C’est le grand moment. Et elle est encore là, chez Madame Audet. Quand elle rit, en répétition. En studio d’enregistrement. En tournée. Quand on prend une bière après un show. Tout lui est permis, comme chez madame Audet. Dans un espace de liberté où tout est possible ».

Madame Jean-Louis Audet a fondé son école de « phonétique et de diction » en 1933. C’est une institution d’enseignement du théâtre qui précède de loin l’avènement du Conservatoire d’art dramatique de Montréal (1954) et de l’École nationale (1960).

J’avais retenu le mot « diction », alors que pour sa fondatrice le mot important était « phonétique » comme nous le rappelle Pierre Audet dans une  courte bio de sa grand-mère dont il est également l’auteur.

À la question, la phonétique c’est quoi ce machin-là ? Elle répondait : « C’est tout simplement la langue parlée. Pourquoi l’enseigner, alors, puisqu’on la parle ? Parce que l’école apprend à lire, pas à parler. On y enseigne le français comme une langue morte. Un jeune lecteur lit. Il est muet. Si vous ne l’entendez pas, comment pouvez-vous l’aider à progresser dans sa langue ? Sûrement pas en corrigeant ses cahiers et ses dictées ».

Et la pédagogue apporte sa réponse au problème : « Que faites-vous quand vous enseignez à cet enfant une langue seconde, comme l’anglais ou l’espagnol ? Vous parlez et vous le faites parler. Vous êtes tout de suite dans l’oralité. Et ce que vous lui communiquez par l’oral, par le dialogue, c’est l’amour de cette langue. Le plaisir de bien la parler. 

Du coup, vous valorisez la musicalité particulière de cette langue. Le vocabulaire, bien sûr. Mais aussi les sons justes, les voyelles... les voix. Et ce que vous lui communiquez par l’oral, par le dialogue, c’est l’amour de cette langue ».

 Pendant plus de 30 ans, dans son célèbre studio du 3959 rue Saint-Hubert, elle enseignera le français. Par le jeu. Des textes à voix haute, la chanson, des petites scènes de théâtre. Et comme elle aimait le répéter à ses élèves : « Un jour viendra où vous trouverez seuls la manière de dire tout ce que vous voudrez. Sans effort, sans imitation servile. Et ce jour-là, vous aurez trouvé en même temps ce que tout être humain possède de plus précieux. La personnalité. »

Pour l’histoire de la Prise de parole et du Théâtre au Québec, le 3959 va bientôt devenir une adresse mythique. On ne peut qu’endosser ce qu’en dit Pierre Audet d’avoir été « un des plus formidables incubateurs de talents que le Québec ait connu et qui participera à son réveil ». 

Parmi les centaines d’élèves qui y sont passés, il cite sa cousine Olivette Thibault, Pierre Dagenais, Marjolaine Hébert, Gilles Pelletier, Gisèle Schmidt, Yvette Brind’Amour, Béatrice Picard, Françoise Loranger, Guy Mauffette, Ambroise Lafortune, Gaétan Labrèche, Andrée Champagne, Monique Miller, Dominique Michel, Pierre Nadeau, le Frè̀re Untel, Raymond Lévesque, Germaine Dugas, Robert Gadouas, Denise Bombardier, Geneviève Bujold, Robert Charlebois, Serge Turgeon et André Brassard. 

Monique Miller y occupe toutefois une place spéciale. Toute jeune, elle quitte la maison paternelle pour s’installer à demeure dans une pièce attenante au studio. Elle ne retourne chez ses parents que les fins de semaine. Elle deviendra rapidement l’assistante de madame Audet. Pierre Audet admet qu’il a gardé peu de souvenirs de la vie de sa famille à cette époque. « Même pas celui d’une fille de quinze ans qui arrivait chez-nous l’après-midi pour retaper au propre les sketches  de mon père. Elle rêve de devenir une grande actrice. Mais par précaution, elle a suivi des cours de dactylo. On ne sait jamais ». 

Sa biographie de Monique Miller est foisonnante de moments qui tracent le portrait d’une époque de premières trépidantes. Pierre Audet a su y ajouter un supplément d’âme qui nous permet de vivre les événements de l’intérieur. Il parvient à en traduire la fébrilité exaltante devant la nouveauté, sans oublier son corollaire : le mal de vivre. Tout était à faire et tout se fait.

Depuis les années trente, avec l’avènement de la radio, les acteurs et les auteurs dramatiques peuvent enfin vivre de la pratique de leur métier. À cet égard, le père de Pierre Audet, André, s’avère un auteur radiophonique prolifique. Sa création, Les Aventures de Madeleine et Pierre  (qui a duré dix ans), est entendue dans  tous les foyers.  Dans mon souvenir, c’est en fin d’après-midi, avant ou après Les aventures d’Yvan l’intrépide. Mais André Audet ne se limite pas à écrire uniquement pour les enfants. Pour le radio-théâtre Ford, il adapte Tourgueniev et Oscar Wilde. Il écrit des portraits de grands personnages de l’histoire pour Guy Mauffette dans Le Ciel est par dessus le toit et raconte les péripéties des Anciens Canadiens dans Les Mémoires du Docteur Lambert. Et il dirige souvent lui-même ses acteurs : Miville Couture, Janine Sutto, Gilles Pelletier, Jean Duceppe, Jean-Louis Roux, sa belle-sœur Gisèle Schmidt et sa cousine Olivette Thibault.

« André Audet a donné à la radio ses premiers souffles poétiques, a dit l’auteur et metteur en scène Pierre Dagenais. Il a joué avec les sons qui représentaient les couleurs de la vie. Il cherchait à inventer des bruits descriptifs, créer le jeu des voix, des perspectives, des rythmes, des émotions et des rires. Ce n’était pas l’âge fou de la radio, c’était l’âge de la création ».

 Pour les frères Audet et Gilles Pelletier, Monique est devenue « Niquette ». André lui donne  ses premiers emplois dans son émission de contes et légendes du samedi matin. Niquette y interprète des rôles d’enfants, filles ou garçons. Des petits animaux aussi, des oiseaux, des fleurs qui parlent. Pour Yvonne Audet, Monique  est déjà l’égale de ses aînés. Elle l’envoie passer des auditions. Monique décroche des petits rôles à la radio.

Il faut l’imaginer juchée sur une boîte de pommes, pour être à la hauteur des grands, apprenant à jouer en toute confiance avec des acteurs comme Jean-Louis Roux, Jean Duceppe et Ovila Légaré. Ses cachets de 4 ou 5 dollars lui suffisent pour payer ses études dans un cours privé que madame Audet a déniché pour elle, et ses leçons de dactylographie, qu’elle prend chez deux vieilles filles du coin. 

Les journées de Monique se déroulent à vive allure : présence quotidienne au studio d’Yvonne, scolarisation rue Rachel, engagements occasionnels à la radio. Et le soir, elle arrondit ses revenus en vendant des programmes au Théâtre Saint-Denis. 

Parmi tous ses emplois, Monique vient régulièrement chez André Audet dactylographier au propre les  textes  qu’il tape à la va-vite. Ce travail est une épreuve de parcours sans faute. C’est ainsi qu’elle devient presque la fille aînée d’André Audet qui a l’âme d’un pygmalion, d’un découvreur de talents. Lorsqu’il entreprend un nouveau feuilleton, Val d’amour, Monique, qui a déjà un savoir-faire hors du commun pour une adolescente,  y tient un premier rôle sous son propre surnom, Niquette. Maintenant qu’elle a un rôle important, sa mère Noëlla et son père Arthur sont toujours à l’écoute, fiers de leur fille.

Décembre 1948, Monique décide de fêter en même temps son anniversaire et celui de Noëlla. En guise de cadeau, elle achète deux billets pour Tit-Coq de Gratien Gélinas. Le rôle de Marie-Ange est interprété par une actrice belle et talentueuse, Muriel Guilbault. L’idole de Monique. Le père de Marie-Ange est joué par Fred Barry, mentor de Gratien Gélinas. Et l’idole de Noëlla.

La jeune Monique ne le sait pas encore, mais ce soir-là, quand le rideau se lève sur le premier tableau de Tit-Coq, les astres s’alignent déjà pour elle.t
(À suivre)