L'univers d'Elvis Gratton et de Mario Dumont

2007/06/11 | Par Bernard Desgagné


Mario Dumont veut que les films américains présentés dans les salles québécoises soient obligatoirement doublés au Québec plutôt qu'en Europe. En soi, l'idée n'est pas mauvaise, et le Parti québécois a bien raison de vouloir appuyer le projet de loi adéquiste.

Toutefois, la tenue de M. Dumont lors du point de presse visant à présenter ce projet de loi avait des relents de francophobie. Encore un peu et M. Dumont se serait exclamé: «les Amaricains, eux autres ils l'ont l'affaire». Un Elvis Gratton sommeillerait-il en lui?

D'entrée de jeu, disons qu'il est sain pour le Québec de s'affirmer sur le plan linguistique par rapport au reste de la francophonie. Les Québécois n'ont pas à rougir de leur accent, ni des particularités de leur français, pourvu cependant qu'ils soient capables de faire preuve de rigueur et de cohérence.

Trop souvent, c'est plutôt l'ignorance qui prend le dessus, et même la double ignorance. On reproche aux Européens des mots qui finissent en «ing», mais on ne se rend pas compte des innombrables anglicismes de forme et des faux amis beaucoup plus pernicieux qui pullulent dans le français du Québec, au détriment d'expressions bien idiomatiques et parfois bien de chez nous qu'on finit par oublier.

Et que dire du laisser-aller dans la prononciation? M. Dumont parlait en conférence de presse du film Shrek, dont il prononçait le titre à l'anglaise. Est-ce pour lui de l'argot parisien que de franciser la prononciation des noms? Doit-on nécessairement se contorsionner les mâchoires chaque fois qu'on prononce un nom anglais dans une phrase française? Est-ce ainsi que M. Dumont voit le français du Québec dans lequel il pense que nous allons mieux nous reconnaitre?

Déjà, environ les trois quarts des films américains diffusés dans les salles québécoises sont doublés au Québec. Néanmoins, la qualité de ce doublage laisse parfois fortement à désirer, non pas à cause des voix des comédiens, mais bien à cause de la traduction elle-même, manifestement faite à la sauvette et à rabais.

Si M. Dumont a la phobie de l'argot parisien, j'ai de mon côté bien plus la phobie des barbarismes et des anglicismes qui s'insinuent toujours davantage dans notre langue, qui lui font perdre sa richesse et qui nous en font oublier le génie parce qu'il n'y a pas suffisamment d'efforts et de rigueur.

M. Dumont est-il prêt à envisager des mesures pour rehausser la qualité de la langue française du Québec? Si tel est le cas, il pourrait par exemple prévoir, dans la loi, pour les maisons de production de films en langue étrangère diffusés au Québec, une obligation de faire appel à des traducteurs agréés par l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec. La loi pourrait aussi prévoir l'utilisation généralisée des phonèmes de la langue française, sauf si le personnage incarné doit avoir un accent. Alors, M. Dumont apprendrait peut-être à prononcer les noms étrangers comme il se doit en français.

Mais, le côté Gratton de M. Dumont est vraiment des plus évidents lorsque le projet de loi de son parti néglige des aspects importants de l'infériorisation culturelle des Québécois. Pour lui, l'ennemi semble être la France ou l'Europe. Il a ainsi le vieux réflexe du Québécois coincé entre les maudits Anglais et les maudits Français, réflexe qui l'empêche de voir le génie de ses cousins, qu'il connait mal et qu'il perçoit beaucoup à travers les préjugés du monde anglo-saxon.

C'est aussi ce réflexe qui semble empêcher M. Dumont de voir le véritable adversaire qu'est le vendeur de pacotilles américain. Loin de moi l'idée que le cinéma américain ne soit qu'un champ de navets. L'antiaméricanisme primaire n'est pas mon genre, et nous savons tous que le cinéma américain a légué à l'humanité des oeuvres extraordinaires. Néanmoins, nous savons tous également que l'industrie cinématographique américaine est un rouleau compresseur et que l'humanité a bien plus à offrir que des films de série C en cascade.

Pour contrer l'infériorisation culturelle, M. Dumont et son parti pourraient certainement prévoir, dans leur projet de loi, des mesures concernant le cinéma hors des salles destinées à favoriser la diffusion des oeuvres québécoises et la diversité culturelle. Dans les clubs vidéos, on voit souvent, bien en évidence sur les présentoirs, de multiples exemplaires des derniers films à sensation d'Hollywood, qui n'ont rien de l'oeuvre d'art et tout du Big Mac.

Les distributeurs du cinéma américain sont les maitres du marché au Québec comme ailleurs. Ils pratiquent un invraisemblable matraquage publicitaire. Les films américains offerts en DVD sont rarement doublés au Québec et prennent toute la place. Aux yeux de M. Dumont, est-il normal que, lorsqu'on entre dans bien des clubs vidéos au Québec, pays de Mon oncle Antoine, des Ordres, du Déclin de l'empire américain, de 15 février 1839 et de La grande séduction, on n'y trouve pratiquement que du cinéma américain traduit ailleurs ou parfois même en anglais seulement? Est-il normal que les oeuvres du Québec et d'autres pays soient disponibles en si petit nombre?

Il me semble qu'il revient à l'État de veiller à ce que la population ait accès à la culture de son pays, y compris le cinéma de répertoire. Il revient aussi à l'État, surtout lorsqu'il dit miser beaucoup sur la défense de la diversité culturelle dans le monde, de voir à ce qu'un seul pays, en l'occurrence les États-Unis, ne monopolise pas tout l'univers cinématographique.

Pour l'instant, l'accès au cinéma d'ici et à la diversité cinématographique est loin d'être généralisé au Québec, même si certaines bibliothèques publiques font un effort louable. À Gatineau, où j'habite, je ne me rends jamais dans les clubs vidéos des environs parce que je sais que je vais y trouver tous les navets américains avant de pouvoir mettre la main sur un bon film du Québec ou d'un autre pays que les États-Unis, film qu'on aura dissimulé dans les présentoirs du fond ou dans une petite section «française» ou «ethnique».

Le projet de loi que proposent les adéquistes devrait comprendre des mesures concernant les autres supports cinématographiques, notamment les DVD et la distribution électronique, de manière à ce que les commerçants et les distributeurs aient l'obligation de valoriser le cinéma d'ici et de favoriser la diversité culturelle.

Il n'y a pas que Télé-Québec qui devrait nous ouvrir des horizons culturels. L'art devrait être présent partout et ne pas se faire broyer par l'industrie du divertissement avilissant. Autrement dit, le public québécois a le droit d'avoir vraiment le choix. Il doit pouvoir échapper au rouleau compresseur qui est l'antithèse même des prétendus avantages de la libre concurrence.

Pour Elvis Gratton, manger des Big Macs tous les jours et regarder des navets américains traduits en français douteux est peut-être l'incarnation même du bonheur, mais je ne suis pas certain que la population québécoise aspire vraiment à vivre dans l'univers d'Elvis Gratton, inondée par les «vues amaricaines» et le maïs soufflé.