Duplessis est parti en allumant toutes les lumières

2007/09/07 | Par Jean-Claude Germain

J’ai vécu dans le halo des derniers papillotements du red light et j’ai connu ce moment saisissant lorsque la lampe a rendu l’âme dans un éblouissement de lumière, comme une fermeture de club après le last call. Je me souviens de la date. Le 7 septembre 1959. J’avais vingt ans et j’avais joint les rangs de la bohème depuis déjà un an ou deux.

Le lendemain, en début de soirée, lorsque je me suis présenté à La Hutte, qui en était plus ou moins le quartier général, la fête battait son plein à la grande table des peintres. Silence ! Silence ! Le moment est historique ! Dorénavant, il ne reste plus qu’un seul nez digne de mention au Québec et c’est celui de qui ?

Et toute la tablée artistique de hurler en chœur : Moli ! Guido Molinari était toujours le premier à s’esclaffer et s’il n’avait pas été coincé dans la banquette du fond, il aurait répondu à la moquerie selon son habitude en exposant son promontoire nasal sous tous ses angles comme un modèle vivant dans un cours de dessin. Arcimboldo, de face ! Profil droit, Picasso, période bleue ! Gauche, Dali, période molle ! Et de dos, Mondrian, pour ceux qui croient toujours que l’abstraction est un pied de nez à Pellan !

Un peu plus tard, à la porte d’à côté, au Moulin Rouge, l’atmosphère était encore plus électrique. Les filles étaient allumées comme à tous les soirs, mais ce qui était tout à fait exceptionnel et presque contre-nature, les gars cette fois l’étaient quasiment tout autant.

À preuve que la fièvre sexuelle et la ferveur politique ne sont pas réparties également entre les deux sexes. En m’apercevant, le barman, un copain de collège qui avait dû interrompre ses études faute d’argent, me lance par-dessus les têtes. Yé morre le vieux chrisse !

Une fois accoudé devant un zombie servi à l’œil, je déguste toute l’ampleur de l’heureuse nouvelle. Maurice Duplessis est mort ! Mon voisin de tabouret pour sa part trouve l’annonce prématurée. Faut pas chanter le coq trop vite ! On sait jamais ! Des fois qu’y ressusciterait ? Son voisin de l’autre bras intervient. Y a pas un délai pour ça ? Mon voisin confirme. Ouais ! Trois jours ! L’autre prend la balle au bond. C’est amplement suffisant ! Parc’que même si y r’vnait dans trois jours, nous autres, on le reconnaîtrait, mais lui, y reconnaîtrait pus le Québec ! Parc’qu’en une journée, toute a changé !

Dans le brouhaha, le barman me glisse en douce un autre zombie, en m’indiquant de la main la piste de danse qui préfigure Maurice Béjart et La la la Human steps. J’arrive à lire sur ses lèvres. As-tu déjà vu une plus belle veillée funèbre ?

Le zombie était constitué de trois couches de rhums différents, foncé, ambré et blanc, auxquelles on ajoutait un soupçon de grenadine et un filet de crème de menthe blanche. C’était un boire costaud qui portait rapidement à l’approximation panoramique. En regardant la foule survoltée, je me suis demandé si c’était Duplessis où son époque qu’on enterrait.

À Montréal, il y avait deux villes : celle de Monseigneur Léger qui récitait son chapelet quotidiennement à la radio et celle de Maurice Duplessis. Du temps où mon père était chargé de la route du red light pour approvisionner la vie de nuit en liqueurs douces, il pouvait entrer dans une maison, rue de Bullion par exemple, à la hauteur de Sainte-Catherine, et se rendre jusqu’à la rue Dorchester en effectuant son travail de vérifier les stocks et de prendre les commandes, sans avoir à ressortir à l’extérieur.

Tous les édifices communiquaient entre eux, soit par les caves, soit par des trous dans les murs, masqués par des panneaux ou des commodes. La loi précisait que pour effectuer une descente dans un bordel, une barbotte ou un blind pig, le mandat devait porter le numéro civique de l’établissement présumé illégal.

Dans les circonstances, il suffisait d’un coup de téléphone au bon moment pour que toute la clientèle soit déjà à l’abri du numéro civique d’à côté lorsque la force constabulaire se présentait à la bonne adresse mais à la mauvaise porte. Les gens n’avaient peut-être pas tout à fait tort de parler de maisons mal farmées.

Dans les quartiers montréalais, on ne trouvait pas de bars, de lounges, de cabarets ou de clubs, mais uniquement des tavernes qui fermaient le soir à onze heures, quelques épiceries détentrices d’un permis convoité pour vendre de la bière et de rares magasins de la Commission des liqueurs pour les vins, les alcools et les spiritueux.

Mais dans l’arrondissement du red light, on trouvait ce qu’on ne trouvait pas dans les quartiers. Le tout devait fermer à une heure du matin, mais un certain nombre d’établissements qui avaient pignon sur rue ne fermaient jamais.

Sans compter les débits clandestins et les bootleggueurs qui offraient un service de livraison à domicile de bière et de fort, 24 heures sur 24, un peu partout sur le territoire de la métropole. Le bon numéro de téléphone et l’affaire était conclue.

Tout l’esprit du temps tient dans les relations qui existaient entre la Police municipale et la Police provinciale. La première avait la responsabilité du tapage nocturne et la seconde de la vente illicite d’alcool. On ne comptait plus les fois où les policiers de Montréal s’étaient présentés à la porte d’un des bruyants partys de la bohème pour l’inviter à contrôler son exubérance aux petites heures du matin.

Souvent au moment même où le livreur d’un bootleggeur complétait une transaction ou en même temps qu’il effectuait sa livraison. On a même vu des policiers tenir la porte d’entrée ouverte pour permettre à un tiguidou de négocier un passage étroit en transportant deux ou trois caisses de bière.

On les avait surnommés tiguidous du patois d’un livreur qui semblait nous suivre partout où on allait. Les policiers et les livreurs clandestins se connaissaient et entretenaient même des relations amicales. La police municipale respectait les juridictions comme elle appliquait la loi, lorsqu’elle l’appliquait : à la lettre. La vente illicite d’alcool relevait de la PP : donc, ce n’était pas de ses oignons. Il faut admettre que toutes ces tolérances dans une société intolérante avaient un goût capiteux.

À un moment donné, j’avais cessé de compter les zombies. J’ignore pourquoi je suis retourné à La Hutte sinon pour m’extasier devant une sculpture vivante que Maillol aurait été content de signer. Lorsqu’elle m’est apparue au sommet de l’escalier du deuxième comme sur un socle, les jambes m’ont lâché. J’ai une vague idée de la déclaration que je voulais lui faire une fois à genoux, mais tout ce qui est sorti de ma bouche comme un dernier soupir c’est Duplessis !

Rendue à ma hauteur, la grande Simone s’est arrêtée en ricanant. Duplessis ? Entoucas, ch’peux te dire qu’y était plus drôle avant la guerre quand y prenait un coup, pis qu’y courait après les filles dans les hôtels le piochon à l’air, en criant : Quicé qui veut voir la bizoune du premier-ministre ! C’est pas disable c’que ça peut faire à un homme de boire du jus d’orange au gallon ! C’est pire que l’Saint Georges !

Une interprétation que les historiens n’ont pas retenue. Mais il faut dire qu’eux, ils n’avaient pas travaillé comme hôtesse au Club Renaissance de l’Union nationale. Au bas de l’escalier qui m’apparaissait maintenant comme un gouffre, la tête de ma sculpture a levé les yeux dans ma direction. Au fond, t’as raison ! ça vaut une brosse.

Pis après j’me rappelle pus de rien ! J’me suis réveillé dans un lit avec une fille que j’connaissais pas. Pis la première chose que je lui ai demandée, c’est Connais-tu Duplessis ? Elle m’a regardé d’un air drôle et m’a répondu qu’elle était venue à Montréal pour pus entendre parler de lui ! Son père était témoin de Jéhovah !

Elle a pouffé de rire en même temps que moi. Quand elle riait, sa mine était moins chagrine. C’est vrai que c’était drôle, vraiment hilarant. En fait, c’est la seule fois de ma vie où j’ai trouvé ça pouvait être comique d’être un témoin de Jéhovah.

Après je lui ai demandé si on avait fait queuque chose ensemble, ce qui m’aurait surpris, puisqu’on était étendu tout habillé dans son lit. Elle m’a répondu en pesant bien ses mots que dans un cas comme dans l’autre, elle serait trop prude pour me le dire. Duplessis nous avait quitté en allumant toutes les lumières d’un coup sec. Ce matin-là, drapé dans cette gêne à deux d’un lendemain de veille, j’ai compris que sa seule mort ne serait pas suffisante pour effacer la tristesse du visage des femmes.

Paru dans l’aut’journal no. 244, novembre 2005