Enrichissez-vous, qu’il disait

2007/09/10 | Par Michel Rioux

Non pas que le souhait le plus profond de l’homme (ce qui embrasse aussi la femme) soit de rechercher sans cesse toutes les manières possibles de s’appauvrir. Il faut bien admettre qu’il puisse y avoir des limites à manger du baloney et à devoir se satisfaire d’un Pepsi tablette sur un balcon brûlant en guise de vacances annuelles. En conséquence, celui qui voudrait jouir au moins du nécessaire ne devrait pas être considéré comme un ennemi du progrès, encore moins comme un parasite social.

En revanche, depuis que quelques notions d’éthique se sont graduellement glissées dans les comportements humains à partir du moment où nos ancêtres sont sortis de leurs cavernes, une certaine morale, naturelle ou religieuse, c’est selon, est supposée guider les gestes de l’homo sapiens.

J’ai bien écrit « supposé ». En effet, il faut se rendre à l’évidence, qui, en l’occurrence, n’est pas bien loin.... Dans certains milieux, ça ne s’est pas su que voler, c’est pas bien. Dans certains milieux, on ignore encore que ce n’est pas correct d’écraser plus petit que soi. Dans certains milieux, on fait son ordinaire de la tromperie, de la fraude, de toutes ces manoeuvres dolosives que des cerveaux particulièrement inventifs ne cessent d’imaginer. Vous voulez des noms ?

Ces données pourtant simples se compliquent néanmoins dans certains débats. Il faut savoir gré au Devoir de nous avoir présenté l’un de ces débats durant l’été, dont certains éléments rejoignent les quelques réflexions qui précèdent.

La grande question tourne autour des pôles suivants : création de la richesse et distribution de cette même richesse. Tous les lucides de ce monde vont nous dire : Ben voyons donc ! Pour distribuer la richesse, encore faut-il qu’il y en ait eu de créée. Personne ne s’étonnera qu’un chercheur de l’Institut économique de Montréal, Mathieu Laberge, aille de ce côté tambour battant, soutenant qu’avec la mondialisation, « l’accroissement du niveau de vie passe par la création de richesse ». À cela, le professeur Paul Bernard réplique en prenant le contre-pied de cette position. « Il faut redistribuer la richesse dans le but de la créer », a-t-il écrit le 10 août.

Or, l’article qui a provoqué ce débat, écrit par un chercheur du Centre canadien de politiques alternatives, Mathieu Dufour, et publié le 1er août, fournit amplement d’arguments pour soutenir que le problème ne réside pas dans la création de la richesse mais dans le fait qu’elle demeure concentrée entre les mains d’un petit nombre de bien nantis. Voyons :

* De 1975 à 2005, le PIB par habitant a connu une hausse de 72 % et la productivité moyenne des travailleurs a augmenté de 51%. Pourtant, les salaires sont demeurés au même niveau, augmentant de 0,06% de 1991 à 2005. Plus productifs, les travailleurs n’ont pas vu leur situation s’améliorer.

* Si le salaire moyen avait progressé de 1991 à 2005 au même rythme que la productivité, les travailleurs auraient gagné 10 000$ de plus chaque année.

* Le salaire minimum québécois est passé de 9,14$ à 7,32$, de 1976 à 2005, en dollars actuels.

* La part du PIB qui va aux entreprises n’a jamais été plus élevée que maintenant. Par contre, celle allant aux travailleurs n’a jamais été aussi basse depuis 1961, année où les statistiques ont commencé d’être colligées.

* Il y a 25 ans, les pdg des grandes entreprises étasuniennes gagnaient 40 fois le salaire industriel moyen. Aujourd’hui, c’est plus de 400 fois !

C’est devenu un truisme de soutenir que les riches s’enrichissent et que les pauvres s’appauvrissent. La preuve ? Paul Bernard la fournit. « Entre 1975 et 2000, le revenu de marché réel avant impôt au Canada s’est accru de 13% pour l’ensemble des Canadiens. Mais pour le dixième des individus les mieux payés, la hausse a été de 28%; pour le centième supérieur, la hausse a été de 75% et pour le millième supérieur, de 319%. »

Qu’est-ce à dire ?

Trop occupés à boucler les fins de mois en tirant le diable par la queue, les travailleurs n’ont pas entendu le conseil de Guizot. Mais les possédants, eux, morts de rire et l’oreille grande ouverte, l’ont entendu 10 sur 10.

* C’est le conseil que François Pierre Guillaume Guizot, ci-devant ministre du roi Louis-Philippe de 1830 à 1848, avait donné à la bourgeoisie française : Enrichissez-vous ! « Favorable à la grande bourgeoisie d’affaires, il contribua à accroître la misère ouvrière », en dit le Robert 2. CQFD.

Paru dans l'édition de septembre 2007 du journal Le Couac