Les deux visages du would be pays

2007/09/26 | Par Pierre Dubuc

Dans sa pièce Je suis d’un would be pays, l’auteur François Godin présente une allégorie fascinante du Québec des vingt dernières années. Son héros, William Dubé, parti pour la France il y a vingt ans, est contrôleur dans les trains en Europe. Depuis qu’il a posé le pied sur le Vieux continent, il n’a vécu que dans les trains et les hôtels et sa vie est régie par les horaires de train. Personnage à l’identité nationale et sexuelle floue, ce « citoyen du monde » a renié le prénom bi-culturel canadien que lui avaient choisi ses parents pour celui, plus cosmopolite, de Richard et il accumule les passeports de différentes nationalités.

La crise identitaire du héros de ce non-pays, de ce would be pays, est la crise actuelle du Québec d’aujourd’hui. Difficile en effet de ne pas y reconnaître le Québec de la mondialisation, du « nationalisme civique », un Québec privé de ses points de repère traditionnels et dont on voudrait que la vie en société ne soit régie que par un document aussi peu inspirant qu’un horaire de trains, la Charte des droits.

D’internationaliste à altermondialiste

Le discours unique de la mondialisation a pénétré si profondément dans les pores de la société québécoise qu’il en a même imprégné le contre-discours de ses opposants. Autant à gauche qu’à droite, les distinctions nationales ont été gommées et le would be pays s’est imposé. La gauche a même troqué le beau vocable d’« internationaliste » pour celui d’« altermondialiste » où sont estompées les références nationales, ce qui reflétait sa stratégie implicite et naïve d’un affrontement mondial entre les forces de Davos et celles de Porto Alegre. C’était la récurrence sous de nouveaux habits des vieilles théories de l’ultra-impérialisme et de la Révolution mondiale. La gauche québécoise a elle-même nourri cette perspective avec la Marche mondiale des femmes, une excroissance sans lendemain du mouvement pourtant le plus dynamique de la fin du XXe siècle au Québec.

La réalité des luttes a ramené la gauche sur le terrain national. Les modèles, Lula au Brésil, Chavez au Venezuela, agissent d’abord et avant tout dans le cadre de leur pays. Au Québec, le mouvement des femmes et les altermondialistes n’eurent d’autre choix, eux aussi, que de prendre le virage. Ils se regroupèrent dans Option Citoyenne, puis dans Québec solidaire pour redécouvrir, après plusieurs valses-hésitations et tergiversations, la question nationale québécoise, quoique encore timidement.

Quand la roue de l’Histoire tourne à l’envers

Cependant, à l’échelle mondiale, l’opposition à la mondialisation ne s’exprime pas d’abord dans des luttes nationales. Elle se manifeste surtout dans la résurgence du facteur religieux. Si la révolution islamique de Khomeiny pouvait apparaître en 1979 comme un accident de l’Histoire, il n’en va plus ainsi depuis les événements du 11 septembre 2001.

Le « Choc des civilisations » a remplacé la Guerre froide au lendemain de l’écroulement de l’empire soviétique et l’opposition la plus virulente à l’impérialisme a pris la forme du fondamentalisme religieux. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, l’alternative la plus répandue n’est plus le socialisme, mais un retour à des idéologies féodales. En Palestine et ailleurs dans le monde musulman, on rêve même du rétablissement du Califat. La roue de l’Histoire s’est mise à tourner à l’envers.

L’Amérique du Nord n’allait pas y échapper. Aux États-Unis d’abord, puis au Canada-anglais, la droite chrétienne s’est imposée au plan politique et est aujourd’hui une composante majeure du Parti Républicain de George W. Bush et du Parti conservateur de Stephen Harper. Comme c’est souvent le cas, le Québec – peut-être à cause de sa situation périphérique – est frappé plus tard que les autres régions du monde par la queue de la tornade des grands courants mondiaux.

Le retour du « Nous »

L’Église catholique, que plusieurs croyaient à tort disparue du paysage politique québécois, réapparaît subrepticement à la faveur du débat sur le « retour du Nous ». Parce qu’il refait surface dans le cadre du débat sur les accommodements raisonnables où les questions religieuses sont omniprésentes, le « Nous » ne pouvait éviter d’être associé à notre passé religieux.

L’Église est donc là, toute heureuse que ses représentants soient invités par les médias à siéger aux côtés des imams et des rabbins. L’an dernier, à la suite d’un débat animé par Paul Arcand sur les ondes de TVA, Nathalie Petrowski écrivait : « Ce que je retiens surtout, c’est l’image du rabbin, de l’imam et du cardinal obligés de partager la même table et le même temps d’antenne ».

On pourrait y voir un signe du Québec moderne où la religion catholique n’est plus dominante. Mais ce serait là une double erreur de perspective. D’abord, l’image du Québec moderne devrait être celle d’un Québec laïc. Puis, si Mgr Turcotte et Mgr Ouellet sont prêts à s’accommoder de la présence de l’imam et du rabbin, c’est parce que l’important pour eux est que la religion redevienne sujet de débat. Ils savent bien, étant donné le poids démographique respectif potentiel des trois religions, que l’Église catholique en sortira éventuellement gagnante. Les audiences de la Commission Bouchard-Taylor sont d’ailleurs en train de le prouver.

La sortie de secours de Jean-François Lisée

La queue de la tornade est si puissante qu’elle entraîne dans sa spirale des gens jusque-là identifiés à la gauche, tel Jean-François Lisée. Dans un texte intitulé « Au nom des incommodés » qu’il fait paraître sur le site Internet de L’Actualité, l’ancien conseiller spécial des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard croit le Québec rendu à « un point de rupture » parce qu’on va « mettre un terme à l’enseignement religieux à l’école » pour le remplacer par le nouveau programme Éthique et culture religieuse.

S’auto-proclamant porte-parole de la majorité silencieuse chrétienne d’« incommodés », il propose de réserver dans l’école laïque « une case horaire déterminée, ouverte aux enseignements religieux » gérée par et à la charge des « grandes religions ». Aux émissions Ouvert le samedi et Christiane Charrette de Radio-Canada, il a reconnu son intérêt personnel dans cette proposition parce qu’il désire pour sa fille des cours de religion catholique à l’école.

Une telle proposition sera vite confrontée à une série de problèmes pratiques qui la rendront difficilement réalisable, mais au-delà de ces considérations, il y a dans la position de Jean-François Lisée des questions de principes autrement plus inquiétantes. Saluant le retour du « Nous », il écrit que « la majorité franco-québécoise doit donc réaffirmer ses repères et en établir la prédominance sur ces trois plans : l’histoire, la langue et la religion ».

Nous sommes évidemment d’accord avec l’importance devant être accordée à l’histoire et à la langue. Mais Jean-François Lisée mesure-t-il l’extraordinaire recul historique qu’il nous invite à faire en proposant aujourd’hui la religion comme « point de repère » de notre identité et les conséquences de cette proposition dans le contexte mondial actuel?

Définir la nation québécoise par sa religion, c’est revenir à Mgr Bourget ! C’est nier la Révolution tranquille, le « Nous » laïque du manifeste Option-Québec de René Lévesque ! C’est exclure de la nation québécoise tous ces immigrants, ces « enfants de la loi 101 » qui, bien que n’étant pas toujours de foi chrétienne, s’intègrent à la majorité francophone.

L’identité nationale plutôt que l’identité religieuse

« La religion, c’est le cœur de l’affaire au Québec, comme sur la planète en 2007 », affirme Lisée. On croirait lire un passage tiré du livre Le choc des civilisations, l’ouvrage de Samuel Huntington qui est la bible de la droite américaine et qui sert de justification idéologique à la croisade de la Maison-Blanche en Irak et en Afghanistan et à laquelle adhère le gouvernement de Stephen Harper.

Il est totalement faux de prétendre, comme le soutient Lisée, que le Québec aurait perdu ses « points de repère » depuis la laïcisation de la société québécoise. Au contraire, avec sa Charte des droits, sa Charte de la langue et ses institutions modernes, le Québec s’est doté de points de repère autrement plus efficaces que ceux d’un passé où la religion devait être la gardienne de la langue.

D’ailleurs, pour être conséquent, il faudrait se garder de caractériser les différentes communautés par leurs croyances religieuses. Pourquoi qualifier de musulmans les immigrants originaires de pays arabes – comme cela semble être devenu la norme – plutôt que de les nommer selon leur nationalité d’origine? Pourtant, elles et ils sont d’abord et avant tout des Québécois ou des Québécoises d’origine algérienne, marocaine, libanaise, et la liste doit être exhaustive pour inclure tout le monde.

L’avènement des nationalités a marqué un progrès considérable dans l’histoire de l’Humanité. Au moment où la mondialisation varlope, efface, dissout les nationalités, ce serait une honte que de participer à cette tragédie en banalisant les identités nationales au profit des identités religieuses.

Après deux décennies de « nationalisme civique » à la sauce post-moderniste, nous ne pouvons que saluer avec plaisir le retour du « Nous ». Mais, comme il fallait s’y attendre, le retour du pendule est trop accusé et risque de nous déporter loin en arrière, nous ramenant au vieux nationalisme des années 1950, en sautant par-dessus la Révolution tranquille.

Si nous empruntons cette voie comme nous y invite le clergé, la droite religieuse et Jean-François Lisée, nous n’y retrouverons que l’envers du would be pays de François Godin, l’autre face du non-pays. La crise identitaire québécoise ne peut se régler que par l’indépendance nationale. Un Québec indépendant, moderne, français, laïque, social-démocrate, c’était la grande leçon de la Révolution tranquille. Elle est toujours d’actualité.