Qui sont vraiment les combattants « talibans »?

2008/01/07 | Par Francis Dupuis-Déri

Dans son récent essai intitulé « L'Éthique du vampire : de la guerre d'Afghanistan et quelques horreurs du temps présent », publié chez Lux éditeur, le professeur de science politique Francis Dupuis-Déri se penche un moment sur les motivations des insurgés afghans à combattre les troupes étrangères et gouvernementales.

À la lumière de la situation sur le terrain, l'auteur constate que les troupes étrangères alimentent la guerre civile, et participent ainsi du problème et non de la solution en Afghanistan. Nous vous présentons ici un extrait du livre. Les intertitres sont de L'aut'journal.

L’éthique du vampire, de Francis Dupuis-Déri, pp. 259-270 :

Un vaste mouvement de résistance

Les informations les plus récentes et les plus précises au sujet des taliban provenaient d’une étude menée par le Conseil de Senlis, qui avait réalisé 400 entrevues en janvier 2007 et un sondage auprès de 17 000 Afghans en mars de la même année, dans le Sud et l’Est du pays, soit les régions où les combats sont les plus intenses.

Un rapport sur l’Afghanistan du Center for Strategic and International Studies, diffusé en mai 2007 et s’inspirant de 1000 entrevues menées en Afghanistan, de sondages et de rencontres avec 200 experts, offrait également un portrait précis de la situation.

Selon les conclusions de la recherche du Conseil de Senlis, le nom « taliban » serait attribué aujourd’hui en Afghanistan à tous les insurgés combattant les forces gouvernementales et étrangères, mais il y aurait en réalité deux courants distincts dans le vaste mouvement de résistance.

Le premier serait composé de vrais taliban, soit de miliciens porteurs d’une conception dogmatique et autoritaire de l’islam, reprenant à leur compte l’idéologie des talibans des années 1990. Ces miliciens proviennent souvent du Pakistan.

Certains sont de citoyenneté pakistanaise, d’autres sont des Afghans réfugiés au Pakistan et qui reviennent se battre dans leur pays. D’autres enfin sont membres de groupes ethnoculturels et linguistiques dont le territoire s’étend à la fois en Afghanistan et au Pakistan et n’est divisé que par une frontière politique artificielle.

Plusieurs Afghans considèrent que ces taliban sont principalement motivés par un désir de puissance et cherchent à reprendre le contrôle sur certaines régions du pays, utilisant le discours religieux pour dissimuler leurs objectifs politiques. (1)

Dans le Sud et l’Est du pays, les groupes de cette mouvance sont généralement liés aux taliban officiels, soit l’organisation politico-religieuse qui s’est constituée dans les année 1990 avec l’aide des Etats-Unis et du Pakistan et qui avait réussi à prendre le pouvoir à Kaboul avant d’en être chassé en 2001.

Cette mouvance comprend aussi le Parti de l’Islam et son chef Gulbuddin Hekkmatyar, également un ancien allié des États-Unis et du Pakistan, qui avait été vaincu par les taliban.

Hekkmatyar serait le principal responsable des attaques dans le Nord du pays et il utiliserait la religion comme arme politique pour mobiliser ses partisans et justifier ses actions. Ayant pris le contrôle de certaines localités, il empêcherait l’entrée d’équipes gouvernementales et d’organisations non gouvernementales accompagnées d’Occidentaux.

La principale motivation serait la solde

Même dans ces groupes à l’idéologie fortement teintée de références religieuses, 80% des miliciens s’enrôlent pour la solde (2). La faction religieuse de la résistance – les taliban ou le Parti de l’islam – n’est pas la plus nombreuse ni la plus importante.

Le second courant, de loin le plus dynamique, regroupe une grande diversité d’individus et d’organisations. On y trouve des chefs de guerre, des trafiquants de drogue et de simples individus motivés par une volonté de puissance, des intérêts économiques, une frustration et une désillusion à l’égard de la situation économique, sociale et politique, ou encore par un désir de vengeance contre les forces gouvernementales et étrangères.

Là encore, toutefois, la solde serait la principale motivation des miliciens à se lancer dans la guerre. Ainsi, un vieil homme de Kandahar explique que « plusieurs individus joignent les taliban seulement parce qu’ils ont besoin de nourrir leur famille. » (3) Le « poverty draft » existe donc aussi en Afghanistan, l’un des pays les plus pauvres de la planète.

De plus, après trente ans de guerre civile, plus de 70% des hommes afghans se disent capables de manier une arme à feu et nombreux sont ceux qui possèdent une arme semi-automatique pour afficher leur masculinité et pour se défendre. Le choix de s’enrôler dans une milice qui a les moyens d’offrir un bon salaire est alors d’autant plus tentant. (4)

Les miliciens sont en très grande majorité des gens pauvres, ayant perdu leur parcelle de terre ou leur emploi ou dont le salaire « civil » ne parvient pas à combler les besoins vitaux ou ceux de leurs proches. (5)

Les groupes de résistants ont l’image d’organisations pouvant offrir la sécurité et même protéger la culture du pavot contre les opérations d’éradication. Cela dit, certaines milices d’insurgés ont aussi recours à la menace et au chantage pour forcer des hommes à joindre leurs rangs.
[…]

Enjeux politiques et protestation par les armes

Les motivations des miliciens sont également liées à des enjeux politiques. La plupart considèrent que leurs proches ou eux-mêmes ont été traités injustement par les forces gouvernementales de Kaboul ou les armées étrangères.

D’autres miliciens s’enrôlent dans la résistance pour protester par les armes contre les déplacements forcés de milliers de personnes hors des zones instables et contre l’éradication de la culture du pavot qui entraîne la faillite des cultivateurs.

Un villageois de la province de Kandahar explique ainsi que « les étrangers ont amené l’éradication, mais pas l’irrigation ni les cliniques médicales. » (6) Un résident de Kandahar dira pour sa part que l’ « enjeu de cette guerre n’est pas les taliban, mais le pavot. […] Les seigneurs de la drogue mènent la guerre contre le gouvernerment. Le vrai problème, c’est l’opium » (7), dont l’Afghanistan fournit 90% de la production mondiale. (8)

Lorsque l’équipe de recherche du Conseil de Senlis demandait aux Afghans ce qu’ils pensent du gouvernement du président Hamid Karzaï à Kaboul, plusieurs répondants ne comprenaient pas de quoi il était question ou n’avaient aucune idée de ce que faisait réellement le gouvernement, sinon envoyer des soldats ou des policiers pour contrôler les régions du sud du pays.

Dans les provinces du sud, plus de 70% des hommes considèrent que le gouvernement central du président Hamid Karzaï ne les aide en rien. Pire, plusieurs Afghans dénoncent les exactions de la police à leur égard, dont Salim Ahmad, chef d’un petit village dans la région de Kandahar, où les policiers débarquent après les récoltes et « extorquent de l’argent aux fermiers » (9).

Quels soins pour les civils afghans blessés?

Les hôpitaux publics sont dans un état de délabrement pitoyable. […] La population afghane sait toutefois que les hôpitaux de campagne des forces étrangères disposent de matériel de haute technologie et sont très bien approvisionnés en médicaments.

Lorsqu’il y a des civils atteints au cours de combats impliquant les forces étrangères, ces dernières ne s’occupent pas pour autant des personnes blessées qui doivent trouver un moyen de transport pour rejoindre l’hôpital civil le plus près. Il n’y a que deux hôpitaux civils dans cette zone de combat, un à Kandahar et l’autre à Lashkar Gah, tous deux considérés comme des mouroirs par la population locale (10).

Considérant que la région est plutôt vaste et que les routes sont en très mauvais état et peu sécuritaires, plusieurs victimes des combats ne parviennent pas à atteindre un hôpital et meurent en route, ou tout simplement à l’endroit où elles ont été blessées.

Les militaires canadiens ont décidé d’adopter une politique informelle qui consiste à abandonner les civils blessés lors des combats, mais de soigner les personnes qui parviennent à atteindre le camp de Kandahar. Ces blessés civils ne sont toutefois soignés qu’après tous les blessés militaires. (11)

Une « démocratie » mal perçue par la population

Le gouvernement central est aussi perçu comme un régime fantoche, une marionnette aux mains des puissances étrangères. D’ailleurs, les bombardements perpétrés par les forces étrangères, au premier chef les États-Unis, ne diminuent pas en nombre et en intensité malgré des appels à la retenue, répétés par le président Karzaï suite aux nombreuses pertes de civils.

Le ministère de la Lutte contre les narcotiques est par ailleurs en grande partie financé par la Grande-Bretagne, celui de l’Intérieur par les États-Unis et c’est sans surprise que leurs décisions et leurs politiques concordent avec les vœux des pays contributeurs. L’armée afghane est pour sa part entièrement financée par les États-Unis.

Le rapport du Conseil de Senlis explique que c’est « une erreur de croire que parce que l’Afghanistan a un président élu et un parlement, ce pays est une démocratie fonctionnant parfaitement. La plupart des Afghans dans le sud de l’Afghanistan ne perçoivent pas notre forme de démocratie comme ayant amélioré leur vie. Le gouvernement de Kaboul est souvent très éloigné de la réalité quotidienne des gens qui s’identifient plutôt aux centres de pouvoir locaux. » (12)
[…]

Au sujet des élections législatives de septembre 2005, un Afghan avait déclaré que « les dépenses des candidats sont choquantes, alors que nous vivons encore dans la grande pauvreté », tout en soulignant que ces « élections sont biaisées, c’est de notoriété publique, et personne n’a une idée claire sur ce scrutin. » (13)

En mars 2007, le parlement afghan a voté une loi amnistiant tous les criminels de guerre actifs depuis 1979, date de l’invasion des Soviétiques. Or, selon Ahmed Fahim Hakim, vice-président de la Commission indépendante des droits humains d’Afghanistan, « la majorité des membres du gouvernement et du parlement ont violé des droits fondamentaux » (14) et cette loi est une forme d’autoamnistie.

Pour de très nombreux afghans, la « démocratie » est en fait associée à la faim, au chômage, à la corruption et à une augmentation de l’insécurité et de la violence. (15)
[…]

Les Afghans se sentent moins en sécurité en 2007 qu'en 2005

Par ailleurs, 80% des hommes dans les provinces du Sud et 95% dans l’Est pensent que les troupes étrangères ne les aident en rien en termes de sécurité et de conditions de vie. Les militaires des États-Unis et du Canada sont critiqués pour passer dans les villages et promettre ici de creuser un puits, là de construire une école, pour ensuite partir et ne jamais revenir. (16)

Selon le rapport du Center for Strategic and International Studies, les Afghans se sentent moins en sécurité en 2007 qu’en 2005, en grande partie en raison des combats menés de parts et d’autres. (17) L’ONU révélait pour sa part que dans les six premiers mois de l’année 2007, les troupes étrangères avaient provoqué la mort de centaines de victimes civiles, plus que n’en avaient tué les milices des insurgés.

Un fermier de la province d’Urugzan explique que « le bombardement aérien des villages est la raison pour laquelle des gens normaux rejoignent l’insurrection. Si quelqu’un perd un frère ou un fils dans une frappe aérienne menée par les étrangers, il va joindre les taliban pour combattre les étrangers. » (18)

Dans l’est de l’Afghanistan, 90% des hommes interrogés considèrent que les troupes étrangères réagissent mal lorsqu’elles sont attaquées. Ainsi, des soldats des États-Unis ont tiré à l’aveugle dans une foule en mars 2007, tuant au moins 10 civils, après que leur convoi ait été ciblé par une bombe.

Des étudiants universitaires ont alors organisé des manifestations antiaméricaines qui se sont transformées en émeute. Or, les manifestations antiaméricaines en Afghanistan se soldent souvent par la mort de civils, dont des enfants, ce qui alimente l’hostilité de la population face aux militaires étrangers. (19)
[…]

Les armées étrangères empêchent-elles le retour des taliban?

Dans un tel contexte, que les armées étrangères, dont celle du Canada, se vantent d’empêcher le retour des taliban semble pour le moins sujet à caution. Les victimes des armées étrangères sont généralement des civils pris par erreur pour des taliban, ou des miliciens engagés pour des raisons plutôt légitimes dans la résistance contre des forces étrangères.

Pourtant, des commentateurs canadiens cherchent partout, sauf dans la présence des troupes canadiennes, une explication à la continuation de la guerre civile en Afghanistan. […] On laisse entendre [que les contingents occidentaux] participeraient de la solution, alors qu’ils participent du problème et alimentent la guerre civile. Bel exemple d’aveuglement volontaire. (20)

Francis Dupuis-Déri

Notes et références :

(1) Selon un sans-emploi de Lashkar Gah, les taliban « ne forment plus maintenant un mouvement religieux. Maintenant, ils se battent pour le pouvoir et de bonnes positions pour faire de l’argent. » Conseil de Senlis, Countering the Insurgency in Afghanistan : Losing Friends and Making Ennemies, février 2007, p.38.
(2) Le rapport du Conseil de Senlis indique que « en général, les éléments des forces antigouvernementales ont été recrutés au sein de la masse croissante d’individus mécontents et sans emploi qui se trouvent de plus en plus nombreux à combattre aux côtés des taliban même s’ils peuvent ne pas partager leurs principes et valeurs fondamentales». Ibid., p. iii et p.42
(3) Ibid., p.60
(4) Conseil de Senlis, On a Knife Edge : Rapid Assessment Field Survey Southern and Easthern Afghanistan, Londres, Senlis, Mars 2000, p.14
(5) Les « taliban » ont la réputation de payer leurs miliciens l’équivalent de 200 à 600 dollars américains par mois, alors que le salaire des policiers et des soldats de l’armée régulière de la République islamique d’Afghanistan oscille entre l’équivalent de 50 à 60 dollars américains. Ibid., p.14
(6) Conseil de Senlis, Countering…, op.cit., p.78
(7) Ibid.
(8) Alec Castonguay, « La production d’opium a augmenté de 35% en Afghanistan en un an », Le Devoir, 28 août 2007, p.A5
(9) Martin Ouellet, « Afghanistan : Les Canadiens essuient des critiques », La Presse, 8 août 2007. La corruption et brutalité des policiers sont confirmées par plusieurs autres sources, dont les recherches d’Andrew Wilder, professeur de science politique à l’Université Tufts, à Boston, qui a dirigé l’Afghanistan Research and Evaluation Unit de 2002 à 2005 (voir Agnès Gruda, « De troublants doutes sur les policiers afghans », La Presse, 5 septembre 2007, A8).
(10) La situation ne semble pas plus reluisante à l’hôpital de Spin Boldak. Hugo Meunier et Martin Tremblay, « Un puits à sec? Un hôpital aussi », La Presse, 16 septembre 2007, Cahier plus, p.5
(11) Conseil de Senlis, The Canadian International Devlopment Agency in Kandahar : Unanswered Questions, Ottawa, août 2007, p.15 ; Conseil de Senlis, Canada in Afghanistan…, p.10-11
(12) Conseil de Senlis, Countering…, op.cit., p. 27
(13) Cité dans Anne Nivat, p.74
(14) Claude Lévesque, « Difficile démocratie », Le Devoir, 8-9 septembre 2007, p.G3
(15) Conseil de Senlis, On a Knife Edge, op.cit., p. 16
(16) Martin Ouellet, « Afghanistan : Les Canadiens essuient des critiques », op.cit.
(17) Center for Strategic and International Studies, Breaking point : Measuring Progress in Afghanistan, Washington, 2007.
(18) Conseil de Senlis, Countering…, op.cit., p. 73
(19) Conseil de Senlis, On a Knife Edge…, op.cit., p.22-24; Associated Press, « Manifestation antiaméricaine en Afghanistan », Le Devoir, 30 avril 2007, p.B2.
(20) Dans la même perspective, l’AFP explique que les taliban – et non les forces étrangères – constituent le « principal facteur de déstabilisation de l’Afghanistan ». AFP, « Violence à la frontière : Moucharraf boude la jirga afgho-pakistanaise », Le Devoir, 10 août 2007, p.A5