Le cinéma documentaire des femmes

2008/01/29 | Par Marie-Julie Garneau

Depuis la fin des beaux jours du mouvement des femmes au Québec, les « films ou sujets féministes » cadrent rarement avec l’orientation générale de ce nouveau type de cinéma populaire dont s’enorgueillissent nos institutions culturelles.

Plutôt que de permettre à une cinéaste de métier d’exprimer sa vision d’auteure au travers de laquelle tant de femmes et d’hommes pourraient se reconnaître et s’identifier, on préfère laisser la chance à des valeurs sûres masculines ou, nouvelle vogue oblige, à des acteurs de premier plan de réaliser leur premier film à coup de testostérone et de millions.

Car, qu’on se le tienne pour dit, sauf exception, notre cinéma est désormais une industrie qui cherche au mieux le profit sinon la rentabilité à tout prix : fini le risque, fini l’imaginaire, fini l’onirisme, fini la politique, fini la différence, fini la réflexion. Il s’est transformé en un divertissement qui se veut accessible au plus grand nombre possible, ce qui donne le cinéma populaire que l’on connaît, avec ses héros, ses stars, ses scénarios prédigérés, ses succès assurés au box-office; et on prétend ainsi répondre aux besoins et exigences du public québécois.

Encore faudrait-il qu’on laisse à ce public la liberté et la possibilité de choisir. Encore faudrait-il que les femmes soient considérées comme faisant partie intégrante de ce public, ce qui ne semble pas toujours être le cas si l’on se fie aux projets qui sont acceptés chaque année par la SODEC et Téléfilm Canada : la série de films Les Boys, de même que Bon cop, bad cop et Nitro, récemment sortis sur nos écrans, sont de bons exemples du phallocentrisme qui règne en maître dans nos salles de cinéma.

(Sur la photo: les cinéastes Marquise Lepage et Sylvie Groulx)

Le documentaire, le plus investi par les femmes

Fort heureusement et dans la mouvance inverse, on remarque un nouvel essor du cinéma documentaire engagé depuis quelques années au Québec, celui-là même qui avait fait les beaux jours de notre cinématographie nationale dans les années soixante et soixante-dix.

Caractérisé par une volonté de mettre en images la réalité et le quotidien des individus, de faire réagir et réfléchir le public, de lui donner la possibilité de prendre position et d’agir concrètement dans son milieu et plus largement, dans le monde dans lequel il vit, le documentaire a toujours été le genre filmique le plus investi par les femmes cinéastes, une bonne raison pour elles de se réjouir donc de ce soudain engouement du public pour ce type de production.

Mais pourquoi s’y retrouvent-elles en plus grand nombre? Est-ce par choix ou par dépit?

Un constat purement technique, toutefois loin d’être à leur avantage, peut amener une première forme d’explication : réaliser un documentaire nécessite une équipe réduite, moins de matériel et de budget qu’un long métrage de fiction. Poussées et encouragées dans cette voie par les producteurs qui voulaient éviter de prendre de trop gros risques financiers, leur façon de tourner s’est donc adaptée aux difficultés liées à la production au féminin.

Se réapproprier leur image en tant que sujet pensant

Néanmoins, certaines réalisatrices y ont aussi incontestablement trouvé leur compte. Fortes de la montée du mouvement féministe dans les années soixante, les premières femmes cinéastes y ont vu là une occasion de se réapproprier leur image en tant que sujet pensant, critique et autonome.

Les documentaires des femmes réalisés au Québec durant cette période ont donné énormément de visibilité au mouvement féministe québécois, les thèmes abordés par ces cinéastes et les revendications féministes étant souvent intimement liés. Il ne faut donc pas s’étonner de ce que leur cinéma ait été coloré d’une certaine teinte féministe, puisque leurs films sont des traces des combats menés par les femmes au quotidien contre un système qui tendait, et tend toujours dans certains milieux, à leur mettre des bâtons dans les roues.

Le documentaire étant un mode d’expression permettant la revendication et la prise de position, elles ont été nombreuses à le choisir pour dénoncer leurs conditions d’existence et aborder les problèmes plus spécifiques à la condition féminine.

En rejetant l’hétéronormativité présente dans le cinéma traditionnel et les codes patriarcaux qui s’y rapportent, ces cinéastes visaient une transformation globale des rapports de sexe dans un contexte social où les femmes n’avaient jamais été autre chose que les subordonnées des hommes.

On a qu’à penser aux œuvres d’Anne-Claire Poirier, de Mireille Dansereau ou de Marquise Lepage, dans lesquelles la volonté commune d’utiliser le 7e art comme un outil de prise de conscience pour les femmes et les hommes est perceptible, que ce soit à travers l’histoire de la servitude des femmes au Québec (Les Filles du Roy, Poirier, 1974), à travers la tyrannie de l’image et du corps parfait (Les seins dans la tête, Dansereau, 1994) ou encore à travers l’illustration du traitement spécifique réservé aux petites filles dans le monde (Des marelles et des petites filles, Lepage, 1999).

Illustrant ce qui unit les femmes cinéastes à la cause féministe, Anne-Claire Poirier écrira même dans sa notice biographique de l’Office nationale du film : « Mon cinéma est politique, engagé dans le mouvement de libération le plus important de notre époque. Mais quels que soient les sujets que j'aborderai, que je parle de vieillissement, d'amour ou de guerre, mon cinéma sera toujours au féminin. »

Comme quoi, pour celle qui fut l’initiatrice de la série de films En tant que femmes à l’ONF, cinéma et féminisme s’avèrent tout à fait compatibles, dans la mesure où les femmes commencent à peine à se regrouper et à unir leurs forces pour atteindre des objectifs aussi fondamentaux que le respect, la dignité humaine, la reconnaissance, l’égalité, etc.

Un problème de discrimination dans l'industrie

De nos jours, malgré la présence de quelques femmes dans nos institutions de financement et à la production, malgré la croyance populaire selon laquelle la société québécoise aurait atteint un semblant d’équité entre les sexes, et ce dans tous les domaines, les données statistiques sont on ne peut plus claires à ce sujet et les témoignages de femmes cinéastes confirment cet état des choses : comme dans la plupart des autres sphères traditionnellement réservées aux hommes, les femmes ont un sacré retard à rattraper sur leurs confrères masculins pour qu’on puisse parler d’une réelle équité en ce qui a trait à la possibilité de se raconter dans l’espace public en tant que collectivité.

En ce sens, une étude menée par le professeur Jean-Guy Lacroix, datant des années 1990, affirmait que les femmes cinéastes étaient discriminées dès le départ sur la base de leur sexe, démontrant par le fait même que l’industrie cinématographique était un monde dominé et contrôlé par les hommes. [1]

Plusieurs facteurs, à la fois au niveau du prestige, de la confiance, de la reconnaissance, du statut et de la légitimité des œuvres des créateurs des deux sexes, peuvent expliquer l’écart qui persiste entre la position des hommes et celles des femmes à la réalisation.

Celles-ci seraient davantage isolées et confinées à certains types de projets, plus rares aux postes de pouvoir et sur les conseils d’administration, contraintes de se débrouiller avec des budgets dérisoires et une diffusion moindre; la non-valorisation des succès des réalisatrices par l’industrie, les critiques et le public, freinerait également la cristallisation de modèles féminins qui permettraient à plusieurs femmes de se lancer dans la profession.

C’est donc principalement le manque de reconnaissance de leurs compétences à gérer un budget, à diriger une équipe, à orchestrer seule toutes les étapes de la réalisation d’un film, mais aussi de la valeur accordée à leur travail et des thèmes qu’elles tentent d’aborder, qui force bien souvent les femmes auteures à abandonner leur projet avant même d’avoir pu crier : « Ça tourne !»

La difficulté de se faire reconnaître : pourquoi?

Dans l’industrie cinématographique, les effets négatifs sur les femmes résultant de cette différenciation de genre sont nombreux. « Les femmes constituent un groupe social qui, comme tout groupe social particulier, connaît des conditions spécifiques d’existence. Lorsque les réalisatrices interrogées disent que leur univers est différent, elles attestent, en tant que membres d’un groupe social particulier, du caractère spécifique de leurs conditions d’existence, d’entrée sur le marché du travail et de pratique de leur métier. » [2]

La difficulté de se faire reconnaître vient du fait qu’elles sont différentes avec un vécu différent et qu’elles l’expriment différemment. « On ne leur reconnaît pas de pertinence et de valeur, on ne s’intéresse pas à leur réalité sociale. Il s’agit donc d’une normalité qui ne les contient pas (…) On refuse d’admettre que des réalisatrices et des œuvres de femmes puissent aussi être exemplaires. » [3]

Ce qu’elles proposent comme vision rencontre ainsi l’incompréhension et la résistance de la majorité masculine dans la profession, mais aussi du public, puisque celui n’a pas l’habitude d’être confronté à des univers différents : les modèles sont généralement des hommes et c’est à eux qu’on se réfère, tout naturellement.

Françoise Audé, quoique faisant référence au cinéma français, a écrit que le sentiment de « supériorité obsessionnelle » présent dans le cinéma des hommes « donne lieu à des créations infirmes » parce qu’il les rend « incapables de concevoir d’autres personnages que des héros mâles ». [4]

Car, selon les théoriciennes féministes qui se sont penchées sur la question de la discrimination des femmes dans le cinéma, l’industrie cinématographique est construite autour d’un « sex gender system » qui assigne une signification aux individus à l’intérieur de la société; ce système tend à reproduire les structures socio-économiques dominées par les hommes d’un ordre social particulier.

À ce titre, le cinéma se révèle n’être qu’une simple « technologie du genre », c’est-à-dire un instrument idéologique qui aide la construction de genre et consolide des représentations qui opposent toujours l’homme et la femme de la même manière.

Le cinéma comme arme de combat

Créé pour le bon plaisir du spectateur masculin, le cinéma s’est avéré l’outil par excellence d’un système de reproduction sociale où les femmes n’ont jamais eu ni le beau rôle ni leur place à proprement dit.

Évoluant dans l’ombre des hommes, trop souvent reléguées à des postes de second ordre, représentées à l’écran tantôt comme des mères au foyer, tantôt comme des femmes aux mœurs légères ou des faire-valoir, jamais comme des sujets libres et indépendants, les pionnières du cinéma se sont battues pour prendre elles-mêmes les rênes de la réalisation.

Caméra à l’épaule, elles ont lutté pour être reconnue comme des individus à part entière; et de la reconnaissance individuelle a découlé la reconnaissance collective.

Parce que la population québécoise en général reconnaissait la légitimité de leurs revendications, parce que les femmes se définissaient pour la première fois à travers un « nous femmes » collectif, parce qu’on leur donnait l’occasion de se raconter en tant que collectivité dans la sphère publique, le cinéma des femmes a connu un essor important dans les années soixante et soixante-dix, tant au niveau de la fiction que du documentaire, devenant une sorte d’arme de combat pour le mouvement féministe québécois.

En somme, le cinéma documentaire s’est peu à peu transformé en un outil efficace permettant à ces femmes cinéastes d’être les « maîtresses » de leur destin collectif puisqu’il leur a offert la possibilité de créer des nouveaux modèles féminins plus crédibles, loin des clichés et des lieux communs, et dans lesquels les femmes étaient désormais en mesure de se reconnaître.

La mise en images des réalités féminines par les femmes elles-mêmes leur a de ce fait permis de s’imposer comme de réels sujets dotés d’une conscience, auxquels on a attribué des qualités, des droits et des responsabilités. En ce sens, le cinéma documentaire fait par les femmes a été une mise à jour, une réponse, une réaction à la lourdeur des modèles et des codes antérieurement véhiculés par le cinéma des hommes.

Les femmes n’étaient plus que des objets de désir ou de simples machines de reproduction : elles devenaient des êtres complexes aux possibilités infinies. Soudainement, on s’intéressait à leurs craintes, à leurs rêves, à leurs désirs ; soudainement, les femmes pouvaient parler ouvertement de leur sexualité, de leurs ambitions et de leurs opinions sans craindre la désapprobation des hommes.

Du cri au chuchottement

Une incursion dans cet univers étranger au cinéma des hommes a permis aux femmes documentaristes de trouver leur voix et, du même coup, permis à beaucoup d’autres de se faire entendre.

Cette exploration par les femmes cinéastes de nouveaux territoires de la communication, restés ignorés du public jusqu’alors mais aujourd’hui considérés comme de véritables espaces de vérités, a pris comme point de départ d’autres axes de références, tant dans la forme que dans le contenu, donnant ainsi naissance à des perspectives inédites d’un point de vue social et historique.

Par la force des thèmes exploités dans leurs œuvres documentaires, comme l’image de la femme et de son corps, la maternité, les représentations oppressantes ou libératrices de sa sexualité, de sa vie amoureuse ou familiale, ou encore les rapports sociaux de sexe, les femmes cinéastes ont utilisé le pouvoir des images et des discours pour mettre en récit l’expérience de vie des femmes.

À titre d’exemple, citons le film Mourir à tue-tête, à mi-chemin entre le réel et la fiction, que la cinéaste Anne-Claire Poirier réalise à la fin des années 1970, alors que le mouvement des femmes est à son paroxysme. En parfait synchronisme avec les revendications des femmes québécoises, le film explore un sujet longtemps gardé sous silence : le viol. Il met en scène une des plus importantes luttes des femmes, celle de faire reconnaître le statut social de la femme équivalant à celui des hommes.

Critique globale et sévère de la société patriarcale, Mourir à tue-tête lève le voile sur un phénomène occulté, celui de la femme niée comme individu, dont le corps n’a de fonction qu’à l’horizontal, pour le bon plaisir de l’homme.

Nous aurions pu également mentionner : Qui va chercher Gisèle à 3 h 45? de Sylvie Groulx sur les difficultés rencontrées par les femmes qui doivent concilier vie familiale et vie professionnelle; Partitions pour voix de femmes, de Sophie Bissonnette, qui évoque à travers des images de la Marche mondiale des femmes de 1995 la proposition fondamentale des femmes pour changer le monde ; ou encore Soraida, femme de Palestine de Tahani Rached qui nous présente le regard d’une femme palestinienne, mère pacifiste et combattante féministe, sur les événements tragiques qui se déroulent depuis trop longtemps dans cette région du monde.

Évolution des moeurs et transformations sociales

Ces documentaires ont permis au public, chacun à leur façon, de bénéficier de la richesse des témoignages de femmes recensés, mais aussi de leur vision personnelle de l’organisation de la société d’ici et d’ailleurs.

À travers différents choix esthétiques et éditoriaux, ces cinéastes ont manifesté, et manifestent encore aujourd’hui à travers leur cinéma, une volonté de prendre position par rapport à la condition féminine, une volonté de revisiter cet univers qu’on dit propre aux femmes.

Ainsi, un film comme De mère en fille (Poirier, 1968) exposait les peurs et les angoisses d’une femme enceinte qui se sentait dépossédée de son propre corps et qui refusait de laisser sa carrière en plan pour s’occuper de sa famille, et ce, à une époque où le modèle de la femme au foyer, heureuse et épanouie par ses tâches ménagères, était largement véhiculé.

Plus récemment, Micheline Lanctôt réalisait également un documentaire (Le mythe de la bonne mère québécoise, 2005) démontrant à l’aide d’aveux de femmes surmenées et d’interventions de spécialistes à quel point la pression sociale pouvait peser lourd sur les épaules de la mère qui s’obligeait à performer dans tous les domaines de sa vie. L’analyse de ces deux films nous en disent long sur l’évolution des mœurs québécoises et les transformation sociales qui sont survenues au cours des quarante dernières années.

Comme le faisait remarquer à juste titre l’historien Marc Ferro [5], le cinéma a depuis longtemps pris la relève sur les formes écrites dans l’étude du passé et de ses relations avec le présent. En enrichissant notre mémoire collective de visions nouvelles et différentes, l’analyse des documentaires des femmes nous permet de faire la lumière sur une partie de notre Histoire qui s’avère souvent moins connue du public, parce que moins médiatisée.

Exposer leurs luttes au grand jour

De tout temps, les femmes ont vécu dans l’ombre des hommes, contribuant malgré tout aux grands combats politiques et sociaux, au développement du pays, de l’économie, de la culture, etc. Trop souvent leur participation est passée sous silence, l’Histoire ne retenant que les vainqueurs, que les héros, des hommes toujours ; exposer leurs combats et leurs victoires au grand jour contribue donc à rétablir les faits, à réécrire l’Histoire de manière plus juste et inclusive.

En ce sens, les films Des lumières dans la grande noirceur (1992) et Madeleine Parent : Tisserande de solidarités (2001), tous deux de Sophie Bissonnette, retracent la vie de deux femmes syndicalistes de la première heure, Léa Roback et Madeleine Parent, qui sont des figures historiques marquantes pourtant fort méconnues. Ces documentaires auront donc servi à restaurer leur mémoire, à faire connaître leurs réalisations auprès du public, en éclairant du même coup les événements historiques importants auxquels elles ont été mêlées.

Grâce à la puissance symbolique de l’autoreprésentation que permet le documentaire, les femmes cinéastes, féministes ou non, ont démontré qu’elles étaient capables d’élaborer un discours cohérent sur leur propre condition, loin des figures féminines archétypales du cinéma des hommes, atteignant du coup l’autonomie de leur représentation symbolique.

L’autoreprésentation, devenue nécessaire et justifiable puisque les normes dominantes et les représentations les empêchaient d’atteindre une certaine forme de reconnaissance, a toutefois apporté sa part d’inconvénient.

En effet, avoir une relation critique face aux normes dominantes implique de s’en écarter, faisant ainsi apparaître un phénomène de minorisation chez les individus qui les rejettent.

Selon les théoriciennes féministes du cinéma, ce qui a été produit précédemment par les hommes n’est pas « reconnaissable » précisément comme représentation féminine : il faut donc aux femmes construire « des espaces en marge des discours hégémoniques, des espaces sociaux sculptés dans les interstices des institutions et dans les fentes et les écarts des appareils de connaissance et de pouvoir. » [6]

Toute production culturelle étant construite sur les narrations mâles du genre, la vitalité du féminisme réside donc dans l’effort de créer de nouveaux espaces de discours, de réécrire les narrations culturelles, de définir les termes d’une autre perspective, d’une vue d’ailleurs.

En marge, ou « hors champ »

L’américaine Theresa De Lauretis utilise l’expression « hors champ », en référence aux théories cinématographiques des films d’avant-garde, pour décrire « un espace qui n’est pas visible dans le cadre, mais qu’on peut inférer à partir de ce que le cadre rend visible. Le « hors champ » existe donc concurremment et à côté de l’espace représenté; en fait, il est rendu visible parce qu’on a remarqué et souligné son absence du cadre. » [7]

C’est donc dans cette marge, en dehors du cadre contraignant traditionnellement patriarcal que les femmes cinéastes peuvent se permettre de travailler en toute liberté, l’inscription de cette marginalité pouvant aisément passer par le documentaire.

Selon les théories de De Lauretis, « l’autoreprésentation amène un pouvoir en autorisant une action » [8], celle de se raconter dans l’espace public à travers le cinéma. Mais en analysant la place réelle des réalisatrices dans l’industrie cinématographique, en minorité par rapport à leurs collègues masculins, on s’aperçoit que les femmes ne possèdent que partiellement, ou théoriquement, ce pouvoir d’action.

Dans les faits, le cinéma des hommes continue d’être le modèle dominant pour le public et le système de production traditionnel, fondé sur un « sex-gender system », continue de trancher entre ce qui mérite ou non d’être vu, entre ce qui a une valeur cinématographique ou non.

Dans un dossier spécial sur le machisme au cinéma, publié dans le cahier Arts & Spectacles du journal La Presse le 15 octobre dernier, la réalisatrice Léa Pool, l’une des cinéastes québécoises les plus en vue de notre industrie, faisait la remarque suivante : « Quand j’ai commencé à faire de la réalisation, au début des années 80, on était trois ou quatre femmes. Aujourd’hui, on est toujours trois ou quatre. »

Si la situation des femmes cinéastes stagne à ce point depuis leur arrivée à la réalisation à la fin des années soixante, on est en droit de se demander si le fait d’avoir travaillé en marge ne leur a pas nuit, carrément.

En réalisant des films en marge du système de production traditionnel, donc des œuvres marginalisées qui sont passé trop souvent inaperçues du public à cause d’une diffusion et d’une distribution déficiente, les femmes réalisatrices ne sont jamais parvenue à s’imposer dans le milieu cinématographique et aux yeux du public.

Conséquence : la portée de leur action en a été d’autant plus limitée qu’elle ne leur a pas permis, ou difficilement, d’atteindre les buts fixés et de rejoindre le public visé.

Et avec la popularité grandissante du mouvement masculiniste qui remet en question les acquis du féminisme, les notions de différenciation sexuelle et de critique du pouvoir patriarcal qui traversaient les œuvres documentaires des femmes jusque dans les années quatre-vingt ont fini par les limiter ou leur nuire carrément. Car se dire « féministe » de nos jours est plutôt rare et inusité, voire mal vu, les jeunes femmes préférant se tenir loin d’un mouvement dont elles ne connaissent pas grand chose et dont on a retenu que les actions les plus radicales.

Est-il possible de croire alors que les nouveaux modèles féminins véhiculés par le cinéma documentaire des femmes puissent avoir une quelconque influence sur les rapports entre les sexes dans un tel contexte?

Le fait de travailler dans la marge, par choix ou pas nécessité, ne les maintiendrait-il pas dans une catégorie à part, voire inférieure ou minorisée? Ne serait-il pas grand temps que les femmes cessent de se contenter du peu d’espace qu’on leur réserve, que le « hors champ » dans lequel elles se sont jusqu’à aujourd’hui produites, pour reprendre l’expression de Theresa De Lauretis, s’élargisse de manière à les représenter justement et équitablement?

Il faut espérer des changements majeurs

Après tout, les femmes représentent plus de la moitié des êtres humains de la planète : combien de temps encore les « technologies de genre » comme le cinéma continueront-elles à les considérer comme une minorité et à les traiter comme telle au sein de leur industrie?

Il faut espérer que des changements majeurs surviendront au sein du milieu cinématographique afin de rendre les femmes plus visibles, devant et derrière l’écran. Souhaitons que le pas feutré et discret des femmes laisse place à la cacophonie de la pluralité des points de vue féminins, et que soit exprimée dans toute sa diversité la vision des femmes sur notre monde.

Elles sont trop nombreuses à vouloir parler, filmer, expliquer leur réalité : la marge ne leur suffit plus. À elles d’envahir l’espace et de prendre la place qui leur revient de droit.

Ce texte est paru dans l'édition Été-Automne 2007 de la revue Possibles (volume 31, no 3-4), www.possibles.cam.org. Les intertitres sont de L'aut'journal.

Notes:
[1] Lacroix, Jean-Guy (1992). Septième art et discrimination : le cas des réalisatrices, VLB Éditeur, Montréal, 228 pages
[2] Lacroix, Jean-Guy (1992). Septième art et discrimination : le cas des réalisatrices, VLB Éditeur, Montréal, p.114
[3] IBID, p.115 et 154
[4] Audé, Françoise (1981). Ciné-modèles, cinéma d’elles : situations de femmes dans le cinéma français 1956-1979, Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, p.215
[5] Dans : Ferro, Marc (2003). Cinéma, une vision de l’Histoire, Éditions du Chêne, Paris, 163 pages.
[6] À ce sujet, se référer à : De Lauretis, Theresa (1987). Technologies of gender. Essays on theory, film and fiction, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 151 pages.
[7] IBID. p.16
[8] IBID, p.5