Censure fédérale au cinéma

2008/03/09 | Par Pierre Jasmin

Montréal, vendredi le 7 mars 2008
Monsieur le Premier Ministre,

Les Artistes pour la Paix désirent vous exprimer leur vive inquiétude concernant le projet de loi C-10 présentement à l’étude au Sénat. Nous reproduisons d’abord, avec sa permission devant notre traduction, les mots du cinéaste documentariste expérimenté Donald Winkler, qui vous écrivait il y a quelques jours :

« en référence à ces clauses de la loi C-10 dernièrement mises en lumière, donnant au Ministère du Patrimoine, par l'entremise de décisions prises par un comité fort mystérieusement constitué, le droit de retirer les crédits d'impôts à des projets artistiques déjà entièrement approuvés par des agences responsables, incluant Téléfilm Canada et le Fonds Canadien de Télévision.

« L’objectif proclamé d'un tel changement - créer un dernier rempart contre le financement public de matériel obscène, violent ou haineux- ne justifie en aucune façon l'application facilement corruptible d'une telle politique, ni la façon détournée, sinon suspecte, avec laquelle elle a été introduite, subrepticement glissée à l’intérieur d’une loi au libellé massif, en supposant qu'elle puisse passer sans être repérée, ce qui a failli arriver (...).

imposer leur propre vision de la morale

« Parce que ce n'est pas ce qui est vraiment haineux, ultra violent ou dangereusement obscène qui sera visé ici, mais ces travaux artistiques qui peuvent offenser un petit groupe de gardiens autoproclamés et non imputables, persuadés de leur propre infaillibilité et déterminés à imposer leur propre vision de la morale et de la rectitude politique à l'ensemble de la communauté.

« Là est le danger. Et même si ce n'est qu'un danger, il doit être condamné. Il en va de même pour la revendication affirmant que n'importe qui peut créer ce qu'il ou elle veut sans piger dans les deniers publics, alors où est le problème? - une telle déclaration hypocrite induit sciemment en erreur. Compte tenu du fait que nous parlons ici d'un médium qui a des exigences financières considérables, de telles mesures imposeraient un vent de paralysie sur l'expression artistique. Dans les circonstances, il est difficile de croire que telles n'en sont pas les intentions. »

Pour les Artistes pour la Paix dont un des rôles majeurs est d’observer la politique extérieure canadienne et l’évolution agressive de son ministère de la Défense Nationale, la vague référence dans le projet de loi C-10 à des oeuvres « offensantes pour l’ordre public » nous heurte vivement.

Car tout documentaire qui oserait évoquer avec ferveur la mission première des gouvernements de protéger le bien commun et un « ordre » à base de justice sociale ne risquerait-il pas la censure de la droite, pour qui l’ordre public signifie plutôt maintien de l’ordre existant?

classé par votre gouvernement comme subversif?

Tout cinéaste qui, par exemple, au nom du respect du Traité international de Non-Prolifération nucléaire s’opposerait aux politiques de l’OTAN et du NORAD qui contreviennent à ses clauses essentielles, serait-il immédiatement classé par votre gouvernement comme subversif?

Qui sait si on ne classerait pas comme contraires à l’ordre public le Peuple invisible de Richard Desjardins, qui dénonce les conditions misérables des autochtones dont vous avez rayé l’entente de Kelowna qui leur assurait 5 milliards de $ en aide et en logements sociaux, ou même les efforts d’aide aux jeunes de la rue par Dan Bigras, puisque vous avez coupé des services au Refuge des jeunes, pourtant si essentiels à sa simple mission de réinsertion sociale?

Les œuvres des artistes qui protestent contre la pollution extrême de l’exploitation des sables bitumineux par des industries pétrolières ou contre les exportations d’armes canadiennes qui ont récemment septuplé tomberaient-elles aussi sous l’accusation de troubler votre conception d’ordre public, qui encourage l’une et les autres?

Contraires à l’ordre public, les protestations des altermondialistes se heurtant à vos coûteuses clôtures des sommets de Québec et de Montebello protégeant « l’ordre nouveau » de gouvernements complices de changements antidémocratiques?

Quel serait l’accueil de votre comité devant un documentaire qui condamnerait « les ordres » du général en chef Rick kill those scumbags Hillier entraînant tortures et disparitions de prisonniers présumés Talibans et cautionnant des opérations d’attaques meurtrières ainsi que des dommages considérables aux biens des civils afghans?

Quelle est la conception juridique de « l’ordre public » d’un gouvernement qui n’a jamais trouvé l’once de compassion et l’infime parcelle de courage politique nécessaires pour protester au nom des Droits de la Personne contre l’emprisonnement pendant six ans à Guantanamo d’un gamin de quinze ans de nationalité canadienne, sur qui plane en outre la menace d’une condamnation à mort?

M. le Premier Ministre, nous vous pressons de retirer ces clauses, qui sont en contradiction avec nos traditions de liberté artistique et de pensée démocratique.

Pierre Jasmin
Président des Artistes pour la Paix

Lettre entérinée par le Comité exécutif des Artistes pour la Paix réuni le 6 mars

Cc Parti libéral du Canada, Bloc Québécois, NPD, Parti Vert et à M. le Sénateur Jean Lapointe, dont la performance d’acteur fut inoubliable dans le chef d’œuvre cinématographique sur octobre 70 intitulé… Les ordres. Ce film aurait-il vu le jour avec les nouvelles clauses de votre projet de loi?