Nouvelles du Saguenay: La région prend un coup de vieux... dispendieux

2008/03/31 | Par Pierre Demers

Au Saguenay comme au Lac, mieux vaut être vieux ou vieille riche que vieux ou vieille sans le sous pour occuper bientôt les résidences privées de luxe que d'ambitieux promoteurs construisent actuellement avec la complicité des élus municipaux qui n'y voient là que de nouvelles sources de taxation.

Près de 70 % des permis de construction et de rénovation émis dans la région concerne ce champs particulier des résidences privées et publiques réservées aux personnes âgées (pardon, « retraitées ») de toutes catégories, autonomes, semi-autonomes, en perte d'autonomie ou sur le point de l'être.

Ne pas oublier qu'en 2020, de ce côté-ci du Parc, une personne sur deux aura 50 ans et plus. Le calcul est facile à faire. Ces personnes-là vont devoir abandonner progressivement maison et chalet sur le bord du lac pour gagner « la sécurité » de la résidence adaptée sous les pressions des enfants et de l'entourage. Sous celle aussi de la mise en marché de ces nouvelles résidences de luxe qui ratissent large. La région va devenir une immense résidence du troisième et quatrième âge. Bienvenue chez pépère et mémère!

Le Lux Gouverneur

Pour les développeurs urbains de Saguenay, l'heure est à la sollicitation. On fait miroiter aux personnes âgées, qui ont les moyens évidemment, un milieu de vie qui s'apparente à celui des condos luxueux des grandes citées qu'on admire fréquemment dans les séries télévisées américaines et celles de Réjean Tremblay.

Deux projets particulièrement ambitieux et racoleurs sont en phase de réalisation dans l'arrondissement Chicoutimi.

Le premier, Lux Gouverneur, situé sur le boulevard Talbot près des centres d'achats entend recycler en hauteur l'ancien Auberge des Gouverneurs fermé depuis des années. C'est un modèle de complexe résidentiel qui vise les retraités actifs qui passent leur vie en survêtements et en bermudas….

On retrouve le même concept de Lux style château pour retraités payants à Montréal et dans les Laurentides. Ce sont les mêmes actionnaires des Auberges du Gouverneur qui pilotent l'entreprise.

Une facture de 3000 $ par mois

On propose en location 300 appartements sur 12 étages (un étage pour personnes semi autonomes) avec une gamme de services allant de la salle de conditionnement physique à l'incontournable spa.

La pub signale que les coûts de location pour un petit appartement (2 1/2) s'amorcent à 1000 $ par mois. Faut payer pour tout le reste, évidemment, le restaurant, le stationnement, le câble, le salon de massage, etc. La facture mensuelle peut atteindre facilement 3000 $ et plus.

Le hic avec ce projet du Lux Gouverneur boulevard Talbot, c'est que vous êtes campés en plein milieu d'un stationnement de centre d'achats avec vue sur le Canadian Tire. À un moment donné, l'envie peut vous prendre de vouloir faire autre chose que de magasiner.

Quoique dans la région, la place publique par excellence – le peintre Arthur Villeneuve et sa femme y passaient de longues heures – demeure le centre d'achats.

Pour les retraités actifs qui décideraient d'aller s'installer au Lux Gouverneur ils risquent de s'ennuyer de leur pelouse et de leur petit chalet sur le lac. Ça manque un peu de verdure et de nature, comme on dit ici. La proximité de l'hôpital ne peut pas vraiment faire pencher la balance du côté de ces condos dispendieux qui proposent même des détecteurs de mouvements dans chaque pièce. Il y a des limites à faire peur à la clientèle vieillissante.

Il semble que ce complexe multi services du Lux connaisse actuellement quelques difficultés de recrutement. Sa situation géographique y est sans doute pour quelque chose. Les personnes âgées qui veulent traverser le boulevard Talbot à cet endroit doivent nécessairement se faire escorter par deux voitures de police si elles tiennent à la vie.

Le Manoir Champlain

L'autre projet de résidence pour personnes âgées payantes, c'est celui du Manoir Champlain situé lui en plein centre-ville de Chicoutimi. C'est ce projet-là qui jure davantage. 350 nouveaux logements dans un complexe serré qui en renferme déjà 250.

Deux tours de 21 et 12 étages qu'on est en train d'ériger sur le site d'une maison patrimoniale, la Maison Lévesque dessinée en 1917 par l'architecte Alfred Lamontagne. Elle a été habitée par le maire de Chicoutimi, Elzéar Lévesque de 1914 à 1920 et par le fondateur des Autobus Saguenay, monsieur Crevier.

Le propriétaire du Manoir Champlain, Guy Boivin a investi 20 millions dans ce complexe d'habitations. Pour avoir le champ libre et la paix, il a acheté toutes les maisons autour et surtout la Maison Lévesque qu'il a fait démolir le 13 mai dernier pour pouvoir construire ses deux tours qui vont littéralement défigurer le centre-ville de Chicoutimi. Les gratte-ciels de la sorte étant rares sur le haut de la rue Racine.

Troquer le paysage urbain pour des taxes

La présidente du comité consultatif d'urbanisme de Chicoutimi, Marina Larouche, a indiqué que les effets négatifs de la démolition de la résidence vont être atténués par la venue au centre-ville de nouveaux résidants à l'aise financièrement. « Ce chantier permettra la venue d'une nouvelle clientèle importante pour les commerces de notre centre-ville. Il s'agit d'un gros investissement fait par un promoteur local qui va entraîner un nouveau vent de dynamisme dans le secteur » (Le Quotidien, 2 mai 2007).

Ce que madame Larouche ignore (en plus du rôle d'un comité d'urbanisme conséquent), c'est que cette nouvelle clientèle en foin a pris l'habitude, au Manoir Champlain, d'aller magasiner comme les autres dans les centres d'achats du boulevard Talbot en navettes nolisées. On compte sur les doigts de la main les commerces qui résistent au centre-ville.

La démolition de la Maison Lévesque et l'érection de ces deux tours risquent d'avoir des répercussions sur le paysage urbain de Chicoutimi. Mais ce n'est pas là le souci premier du comité consultatif d'urbanisme. Il pense comme le maire qui se fait photographier à tous les mois avec le promoteur du manoir Champlain et sa famille: d'abord des projets qui rapportent des taxes à la ville.

On a déploré la démolition de la maison patrimoniale en promettant une politique de conservation du patrimoine urbain qui se fait toujours attendre. On a avoué que c'était dommage pour le patrimoine, mais on n'arrête pas le progrès…encore moins les développeurs privés.

Quand on se compare, on se désole

Pendant ce temps, le tissu architectural de cette ville se détériore à une vitesse inquiétante. Quand on compare le centre-ville de Chicoutimi à ceux des villes comme Trois-Rivières, Québec, Sherbrooke, Valleyfield, Rimouski même, il fait pitié.

Dans ces villes, on a su conserver et améliorer certains vieux bâtiments. Ce n'est pas le cas à Chicoutimi. Le haut de la rue Racine ne renferme que des restaurants qui se dévorent les uns les autres. Le bas de la même rue ne comptant que des marchés aux puces, des antiquaires et des nids à feux qu'on remplace rapidement par des petits commerces bas de gamme.

Coût : 33 120 $ par année

Je me suis fait passé pour un retraité actif en foin et j'ai réservé (à la condition de gagner à la loterie) un 4 1/2 (900 pieds carrés) dans une des deux tours du Manoir Champlain. Je voulais un penthouse mais c'était un peu cher, il aurait fallu que je fasse une banque pour le payer, 3700$ par mois.

Mon 4 1/2 va me coûter 2225$ par mois. Avec les trois repas par jour (420$), le stationnement (70$), le câble (25$) et Internet (20$), ça me fait un total de 2760.$ par mois. Par année: 33 120.$. Si je ne gagne pas à la loterie, je me ruine dès ma première année.

Évidemment, c'est tentant, au dixième étage d'une belle tour au centre-ville de Chicoutimi, à deux pas du Vieux Port de la ville, de la piste cyclable, avec vue sur le parking gratis de roulottes l'été et à trois enjambées de la maison des sans abris, mieux située tout de même que celle du Lux Gouverneurs.

Mais encore là, pas beaucoup de pelouse, pas de sentiers pédestres à même l'édifice. Les activités socio-sportives sont limitées: le bingo, le jeu de poches, le tai-chi, la visite du docteur le mercredi et la navette pour le centre d'achats. Au restaurant, chacun garde sa place. Le plateau de pilules est à l'heure. Je l'ai vu circuler pendant ma visite, juste avant le souper de quatre heures trente.

Pour le bien-être des… enfants

Nous avons demandé à Patrice Saint-Pierre, le directeur de la FADQ régional, les raisons qui poussent les personnes âgées à se réfugier dans ce type de résidences privées comme le Lux ou le Manoir Champlain à la fin de leur vie.

« Habituellement, elles magasinent une résidence à partir de 70 ans et plus. Les femmes sont plus nombreuses parce que les hommes ici meurent plus jeunes à cause des conditions de travail dans la grande industrie, les moulins et l'Alcan. Elles ne décident pas toujours seules de se réfugier dans ces maisons. Les enfants souvent insistent pour qu'elles y entrent parce qu'ils les voient dépérir et qu'ils ne peuvent s'en occuper. Ils vivent dans une sorte de micro société – au Manoir Champlain ils vont être 600, c'est une population souvent plus grande que bien des petites municipalités de la région – qui leur permet toutefois de se refaire une vie sociale avec les résidants autour si elles se retrouvent seules. Parfois elles vont y rejoindre des amies. »

Comme nous explique aussi Patrice Saint-Pierre, le circuit des résidences privées fait tout de même sa part pour loger convenablement les personnes âgées qui, autrement, risqueraient de se faire davantage exploiter dans un réseau clandestin comme il en existe dans les plus grandes villes. Il admet toutefois que ces maisons ne sont pas à la portée de tous les budgets et qu'elles visent les retraités à l'aise.

Pour lui, également, ces résidences entretiennent une certaine phobie de la sécurité et coupent souvent les personnes âgées du monde extérieur en leur fournissant tous les services qu'elles pourraient trouver l'autre côté de la rue, à deux pas de la résidence.

Des alternatives existent

« Je ne crois pas que la sollicitation de ces maisons de luxe soit différente de celle des autres commerces de la société de consommation. Tout le monde exagère un peu pour nous vendre ses produits. Faire croire aux retraités qu'ils atteindront la grande vie à partir de 600 $ par mois, ce n'est pas tout à fait conforme à la réalité. Essayez de vous trouver un appartement qui a de l'allure à ce prix-là, même au Saguenay. Mais la campagne de sollicitation est loin de se terminer. La population vieillit de plus en plus, elle perd son autonomie. Les tours risquent de pousser en plus grand nombre dans nos villes. Il y a des modèles de logements pour ces personnes plus intéressants et surtout plus accessibles sur le plan financier. Par exemple, les coopératives d'habitation sans but lucratif de Saint-Ambroise et Sainte-Monique qui visent à garder les ainés dans leur milieu et font travailler les jeunes de la communauté. »

En attendant que les coopératives d'habitation de la région fassent une place de choix aux ainés, on fixe le ciel de Chicoutimi pour voir pousser les fameuses tours qui enrichiront le trésor municipal et défigureront le paysage urbain pourtant déjà passablement amoché. On n'arrête pas le bâtiment.