Construire notre res publica

2008/04/01 | Par Jacques Beaumier

PhotoCe texte est parue dans L'Action nationale de mars 2008 sous le titre Retourner chaque pierre pour Construire notre res publica

Jacques Beaumier est Conseiller syndical et vice-président du Conseil de la souveraineté de la capitale nationale. (Les propos de l’auteur n’engagent que lui-même.)


La « saison des idées » souhaitée par les souverainistes en 2003 est arrivée. Aucun doute possible, lorsqu’on voit la multitude de débats qui traverse présentement le mouvement souverainiste québécois. Le nationalisme civique qui faisait consensus jusqu’à peu de temps est maintenant contesté par le retour du nationalisme identitaire. Les partisans de la souveraineté pour réaliser un projet de société rappellent inlassablement la question sociale aux partisans de la question nationale d’abord et du projet de société plus tard. Les différentes stratégies d’accession à la souveraineté vont de la création d’un nouveau parti pour l’indépendance du Québec, à la conclusion d’un pacte électoral, à la pose de gestes de souveraineté.

Bref, plusieurs pierres sont retournées et ce branle-bas d’idées en insécurise plus d’un qui ne voit que du brouillard, de la noirceur même, qui les éloigneraient du pays pour lequel ils militent depuis cinquante ans.

Bien sûr, il fait noir mais je ne peux m’empêcher de me rappeler qu’enfant, lorsque je cherchais des vers, c’était à la noirceur et sous les plus grosses pierres que je trouvais les plus gros et les plus juteux. Si depuis cinquante ans, nous n’avons pas encore trouvé l’appât qui nous donnera la seule prise qu’il nous importe vraiment de montrer fièrement au reste du monde, nous devons nous remettre à retourner chaque pierre, à la noirceur et sous la pluie s’il le faut, pour en arriver à construire notre res publica.

La pierre du juridico politique

C’est l’insistance de Gérald Larose à revenir avec cette approche de vouloir d’abord poser des gestes de souveraineté au plan juridico-politique qui m’a incité à regarder sous cette pierre qui, en d’autres temps m’aurait laissé plutôt indifférent. Autant son texte « Si j’étais chef… » publié dans le numéro de décembre de cette revue m’avait enthousiasmé, autant la suite que l’on retrouve dans ce numéro avec « Si on s’y mettait… » me laissait perplexe et sans enthousiasme. Je retrouvais bien l’approche juridico-politique privilégiée par Daniel Turp, mais ce dernier est un juriste et on ne peut pas être en désaccord avec la nécessité d’une constitution, l’adoption d’une citoyenneté, et l’élection d’une constituante.

Il est d’autant plus difficile d’être en désaccord avec cette approche que la Révolution tranquille fut une entreprise d'interventions au niveau juridico-politique que l'on pourrait considérer se terminant avec l'adoption de la Loi 101 en 1977. De même pour l'adoption de la Constitution de 1982, une intervention au niveau juridico-politique qui a réussi, du point de vue des fédéralistes, et que la population ne fait qu'en réaliser maintenant les conséquences.

L’article de Marc Chevrier , professeur de sciences politiques à l’UQAM, auquel Gérald Larose fait référence dans son deuxième article, nous fait prendre conscience de tout l’espace dont le Québec dispose présentement pour avancer vers la souveraineté. À ce titre, c’est effectivement un texte incontournable. Mais encore… est-ce que cela pourra enthousiasmer à nouveau les démobilisés, les cyniques de la politique, les 300 000 souverainistes qui ne vont plus voter depuis les élections de 2003 ?

Puis, une phrase de son texte en particulier m’a fait sursauter. Elle était là, comme un beau vers à gigoter dans les lueurs de ma lampe de poche sous cette pierre à l’apparence sèche et ennuyeuse du juridico-politique. Chevrier écrit : « Ce qui fait la valeur d’une constitution, […] n’est pas l’accumulation d’idées et de règles; cette force vient de la clarté et de la profondeur des fins qu’elle énonce, de leur adéquation aux exigences du temps et de leurs promesses d’avenir.»

La constitution qui tracera les contours de notre res publica, notre chose publique, trouverait donc sa force dans la « clarté et la profondeur des fins » de son « adéquation aux exigences du temps » et de ses « promesses d’avenir.»

Affaiblissement du juridico-politique

Quelles sont donc ces exigences du temps présent ?

Les exigences du temps présent, nous dit-on, sont les contraintes engendrées par la mondialisation : la libéralisation des échanges et la libre circulation des capitaux qui ont entraîné la concurrence entre les États. Ces derniers doivent s’appauvrir pour offrir des incitatifs fiscaux afin d’attirer les capitaux, générateurs d’activité économiques. Ils sont obligés de laisser le marché agir avec le moins d’entraves possibles en allégeant les réglementations qui établissaient certaines règles en vue de protéger le bien public, dans le domaine du travail et de l’environnement notamment. Ils doivent aussi réduire, à regret, les budgets des programmes sociaux mis sur pied, jadis, pour venir en aide aux exclus de l’activité productive et des victimes des fluctuations du marché.

L’État se voit dorénavant obligé de prendre en compte le coût des services publics comme toutes autres marchandises vendues sur le marché et se voit contraint de remettre en question l’accès universel qu’il garantissait auparavant à tous les citoyens.

Au Québec, depuis le début des années 1980, tous les partis politiques, à des degrés divers, ont tenu ce langage. Il a d’abord fallu dégraisser l’État, puis, le gérer comme une entreprise, faire plus avec moins, atteindre le déficit zéro, rembourser la dette, offrir des baisses d’impôts pour ne plus être les plus taxés en Amérique du Nord, travailler plus pour ne pas nous retrouver avec le huissier à notre porte… et le dernier en date, créer de la richesse mais « Québec devra accepter d’en payer la facture ». Cette dernière affirmation dépasse tout entendement. Alors que nous devrions nous réjouir à l’idée de devenir plus riche, on nous dit, hélas, que nous allons nous appauvrir encore car nous devrons en payer la facture. De toute évidence, il y aura quelqu’un à la caisse pour encaisser notre paiement et le dépôt bancaire ne se fera pas dans notre compte.

Comment peut-on se surprendre alors du cynisme du citoyen devant cet avenir si sombre que l’on trace devant lui ? Peut-on imaginer qu’un tel discours, s’il avait été tenu dans les années 70, aurait pu nous faire voir un Centre Paul-Sauvé rempli à craquer de souverainistes enthousiastes ?

La limite de l’absurde est peut-être atteinte. Dans Le Devoir du 9 février dernier, un regroupement d’économistes québécois publiait un manifeste dans lequel ces derniers condamnent l’importance démesurée que prend le marché dans nos sociétés. Ils y dénoncent également la fausseté du discours économique dominant et des méfaits qu’il entraîne sur la société civile. « Le laisser-faire ne peut être la solution aux problèmes de la société. Cette vision nous conduit à l’impasse, voire à la catastrophe, écrivent-ils. Dans le contexte actuel, les coûts économiques, sociaux et environnementaux du laisser-faire rendent nécessaire d’inventer l’avenir autrement. »

Quand des économistes nous disent qu’il faut inventer l’avenir autrement et quand des politologues soutiennent que nous devons nous donner une constitution pour énoncer des promesses d’avenir, à défaut de sentir du solide au fond du marécage, on commence à entrevoir les premières lueurs de l’aube.

Mais si ce n’est plus le marché qui doit déterminer nos choix sociaux qu’est-ce que ce devrait être ? Qu’est-ce qui déterminera la finalité de notre activité humaine si elle n’est plus exclusivement déterminée par le profit?

L’adéquation aux exigences du temps

Dans son article publié dans le numéro de l’Action nationale de décembre dernier, Jacques Parizeau exprime admirablement bien le nécessaire retour de la prédominance du politique sur les forces du marché. Il se rappelle cette image de Québécois qui manifestaient dans la Basse-Ville, lors du Sommet de Québec en 2001, pour que leur État, celui du Québec, les protège des dérives de la mondialisation. « La seule défense des gens, écrit-il, c’est un gouvernement ! Un gouvernement qui siège là ou on discute et où on règle les choses. »

Lorsque Gérald Larose écrit que nous devons réintégrer totalement le projet de l’indépendance nationale dans le périmètre du politique, il énonce la même idée. Si elle en est sortie du périmètre du politique, c’est à cause de cette résignation, cette soumission au dieu marché qui a prévalu au Québec comme dans le reste des pays développés depuis l’ère Thatcher-Reagan.

Comment pouvons-nous encore faire croire aux Québécois que l’indépendance nationale est possible quand plus d’une fois, ils se sont fait dire par des politiciens en qui ils avaient mis toute leur confiance que les finances publiques étaient pires que ce qu’ils avaient cru ? Comment pouvons-nous croire que nous pouvons devenir indépendants quand tous ces politiciens soutiennent qu’ils n’ont pas le choix d’effectuer des compressions budgétaires pour ne pas risquer la décote du Québec de la part des grandes agences de cotations ?

Réintégrer le projet de l’indépendance nationale dans le périmètre du politique, cela signifie que l’on pose les questions : qui est-ce qui mène, qui détient le pouvoir ? La finance ou le peuple, démocratiquement ?

L’éminent professeur d‘économie et politologue, Ricardo Petrella soutient qu’il faut désarmer la finance! Rien de moins. Il propose six mesures :

1. Rétablir les contrôles sur les mouvements de capital et les taux de change.

2. Récupérer la capacité d’intervention des parlements sur les banques centrales.

3. Abolir le secret bancaire.

4. Éliminer les paradis fiscaux.

5. Mettre sur pied des caisses d’épargne qui serviront à mettre la finance au service des biens et activités nécessaire au droit à la vie.

6. Mettre en œuvre des formes de taxation mondiale au plan international et diminuer la taxation sur le travail, au plan national, pour augmenter les taxes sur les ressources et les processus de production.

Bref, pour que la constitution de notre res publica trouve sa force dans son adéquation « aux exigences du temps », elle devra affirmer le primat du politique sur l’économique. Tout comme les États grand-père des XVIIIe et XIXe siècle ont dû affirmer leur pouvoir en traçant la séparation de l’Église et de l’État pour mettre fin à l’omniprésence de la religion dans leurs sociétés, les États nouveau-né du XXIe siècle, que ce soit le Québec, le Kosovo ou la Palestine, devront rendre véritablement le pouvoir au peuple, réaliser le demos kratos, en affirmant la prédominance des décisions démocratiques sur les forces du marché.

La profondeur des fins énoncées

L’élimination de la tyrannie du capital donne nécessairement comme fin à l’État la défense de l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers. Je ne veux pas épiloguer davantage sur ce qui est convenu d’appeler le bien commun car ce thème a déjà suffisamment fait l’objet d’études. Je préfère profiter de l’espace qui m’est alloué pour aborder une question moins souvent traitée, les promesses de l’avenir.

Les promesses d’avenir

Pour biens des jeunes convaincus du « no future » ambiant, les promesses d’avenir c’est de la rhétorique. Je ne citerai ni poète, ni chanteur populaire pour nous en parler mais plutôt, l’éminent économiste, René Passet. Selon lui, la finalité de notre activité est de nous réaliser en tant qu’humain par la réduction du temps de travail et que cela fait même partie du mouvement de l’histoire. Contrairement à ce que certains forts en thèmes mais faibles en notions d’économie tentent de nous faire croire, être productif, ce n’est pas travailler plus mais bien travailler moins. Passet explique brillamment comment les gains de productivité finissent toujours par se traduire en réduction du temps de travail. Les choses se déroulent, selon son explication, en cinq phases :

1. Accroissement de la productivité sous l’effet du progrès technique créant une surproduction dont découle un accroissement du chômage

2. Revendication des travailleurs pour réduire le temps de travail et donner de l’occupation au plus grand nombre

3. Opposition patronale devant l’augmentation des charges sociales que ce cela représente et crainte de la faillite

4. Discussions « moralo-politiques » sur le danger que représente l’accroissement du temps libre pour les travailleurs (dépenses de jeux, alcoolisme, prostitution…)

5. Nouveaux gains de productivité, nouveaux affrontements, parfois sanglants, entre forces syndicales et forces de l’ordre… et le projet de réduction du temps de travail finit par devenir force de loi sous des gouvernements de gauche ou de droite

Passet démontre qu’au plan historique, la réduction du temps de travail s’est faite d’abord, au XIXe siècle, à l’échelle de la journée de travail par la limitation des heures de travail. Dans les années 1930, elle est passée au cadre hebdomadaire en négociant la journée de congé du samedi pour atteindre ainsi la semaine de quarante heures. Dans les années 80, en France du moins, la revendication de diminution du temps de travail se déplacera vers l’allongement des congés annuels. Passet nous demande : « Ne sommes-nous pas parvenus au moment où émergera l’aspiration à l’aménagement du cycle de vie tout au long duquel chacun pourrait librement alterner périodes de travail, loisir, culture, éducation ?

Que devrions-nous faire du temps libre que nous procure la machine, demande-t-il ? « Il nous appartient d’en faire le temps riche du libre épanouissement de la personne, écrit Passet, celui où chacun trouvera devant lui, s’il le désire, les structures et les activités lui permettant la détente et l’enrichissement du corps comme de l’esprit. » La participation aux activités de la collectivité, civique et politique, le temps consacré aux activités culturelles, à l’approfondissement de la connaissance de soi, de nos connaissances générales, de la contemplation, de l’éducation détachée de toute logique de production et enfin, les activités individuelles affectives devraient devenir accessibles à tous. Et il ajoute, comme à l’attention spécifique des futurs Pères de notre constitution : « Cette question devrait occuper dès aujourd’hui une place centrale dans les préoccupations de gouvernements qui auraient quelque peu le sens de l’avenir. »

Et quoi de mieux qu’un État naissant pour avoir « quelque peu le sens de l’avenir ».

Profitons pleinement de cette belle saison des idées, car l’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que souvent, un Grand Timonier vient refermer brutalement la fenêtre, juste au moment où le peuple commence à humer l’odeur de la liberté ?