Le porc productiviste

2008/04/08 | Par Robert Laplante

L’industrie du porc, on le sait, a tourné à la cochonnerie. Voilà des années que les projets de construction et les odeurs d’épandage sèment la zizanie dans les campagnes, dressent des voisins les uns contre les autres et font lever l’anxiété quant à la santé des cours d’eau et des puits. Il était plus que temps qu’un ouvrage tente de faire le point sur les divers aspects de ce dossier …puant.

L’ouvrage «est dédié aux citoyens aux prises avec l’expansion de porcheries industrielles dans leur région» (p.9). Sa perspective est militante, les auteurs cherchent à outiller pour «mener une lutte pertinente et efficace». Il ne s’agit cependant pas d’un manuel d’organisation mais bien d’une synthèse des argumentaires et d’une présentation de cas et de témoignages qui peuvent être éclairants. Divisé en cinq parties, le travail reste cependant d’un intérêt inégal aussi bien pour le militant que pour le simple citoyen désireux de se bien documenter sur le sujet.

Un panorama accablant

Sept portraits forment la première partie de l’ouvrage couvrant les aspects politiques, économique, environnementale etc. de la situation de l’industrie porcine, des portraits visant à montrer que la production porcine actuelle constitue en quelque sorte une «illustration des dysfonctions de l’agriculture industrielle.»(p.8).

L’ambition est plutôt large et le propos n’y correspond pas tout à fait puisque peu de liens sont faits entre cette production et les autres domaines de l’agriculture, sinon avec celui du maïs (lequel est corrélatif puisqu’on en nourrit les porcs et qu’on utilise leurs déjections pour fertiliser les champs de maïs). Cela étant dit, ces portraits dressent un panorama accablant d’un élevage qui s’est industrialisé en cessant de se définir par rapport au milieu et à la fonction première de l’agriculture – nourrir sa population - pour se structurer essentiellement en fonction de l’exportation.

Le portrait de l’évolution politique de l’industrie est une contribution majeure de l’ouvrage. Il en ressort clairement que ce sont les choix politiques – inappropriés, mal gérés et imprudents à tous égards – qui ont façonné l’évolution de cette industrie et l’ont conduit dans le cul-de- sac actuel.

Le rappel sur l’évolution des programmes et des politiques du gouvernement du Québec est saisissant : depuis le début des années 80, les choix ont fait prévaloir la production industrielle intensive spécialisée plutôt que l’élevage polyvalent dans des fermes familiales; ils ont été faits dans un contexte chroniquement désordonné : les divers ministères ne sont pas parvenus à élaborer une approche intégrée; les programmes n’ont jamais suffit à contenir les crises et à régler les problèmes chroniques L’État n’a cessé d’y engloutir des sommes exorbitantes sans pour autant réussir à stimuler un développement harmonieux.

La fuite en avant de Lucien Bouchard

La Conférence des décideurs publics, présidée par Lucien Bouchard, va consacrer une attitude de fuite en avant et une accélération des dysfonctionnements. On visera à doubler les exportations entre 1998 et 2005. On déploiera des mesures de soutien financier en rêvant faire d’une pierre deux coups : régler les problèmes structurels d’une industrie à l’évolution chaotique et créer l’encadrement législatif pour gérer les problèmes croissants d’aménagement du territoire lés à l’intensification de la production.

La Loi 184 consacrera le tout en 2001. C’est elle qui «garantit le droit de produire, assurant ainsi la prédominance de toute exploitation agricole sur tout autre type d’exploitation économique et sur toute autre revendication sociale de la part des habitants d’un territoire agricole. Cette loi 184… transfère aux MRC le pouvoir de zonage municipal en zone agricole.» (p.38). Cette loi ne suffira pas à faire face aux problèmes d’aménagement ni à favoriser les conditions de convivialité propres à assurer «l’acceptabilité sociale » de l’industrie.

Le déficit démocratique se creuse

Malgré le changement de gouvernement la même attitude de crispation va prévaloir. La loi 54 sera adoptée en novembre 2004 pour rapatrier à Québec ( au Ministère du développement durable de l’environnement et des Parcs) la décision d’autoriser un projet d’implantation ou d’agrandissement. Des modifications mineures seront ensuite apportées, mais rien n’y fera, le déficit démocratique se creuse.

Les assemblées locales le feront découvrir avec stupeur aux citoyens mécontents, les consultations publiques sont en fait des séances d’information car les instances locales ne peuvent renverser la décision. Il s’agit surtout d’un simulacre.

Les quatre cas de luttes locales qu’on nous présente en troisième partie de l’ouvrage sont fort éloquents. Le récit des combats est passionnant même s’il s’en dégage un constat affligeant : dans la plupart des cas un climat d’affairisme règne, s’y agitent des élites locales peu scrupuleuses de pactiser avec la manipulation et l’intimidation.

Un cas tranche cependant dans ce qu’on nous présente celui de Saint-André de Kamouraska qui a accompli une besogne formidable mais qui a néanmoins été contré par le gouvernement lui-même. Il y avait là pourtant un consensus ferme, une approche pragmatique intelligente. De quoi a-t-on peur? Sans doute d’un précédent qui pourrait ouvrir la voie à une remise en cause de l’approche globale de l’État et des modes d’élevage qu’il encourage ( litière plutôt que lisier).

Un vieil équilibre rompu

Paul-Louis Martin, le maire du village, signe un texte remarquable d’intelligence et de sensibilité. « De dérive en dérive» présente une synthèse des problématiques de ce développement qui empoisonne autant les communautés que l’environnement. Il s’interroge : «La liste des problèmes n’est évidemment pas complète, mais elle suffit pour me pousser à me demander ce que l’agriculture québécoise est «allée faire dans cette galère».

Y a-t-il eu une véritable analyse du risque au ministère (MAPAQ) et à l’UPA avant de se lancer dans l’aventure mondiale du marché du porc? »(p.167) Les événements récents commencent à esquisser une réponse : le virage de l’UPA en faveur de la souveraineté alimentaire laisse poindre une admission lourde de repentance.

Martin constate qu’un «très vieil équilibre a été rompu» concernant les fonctions économiques et sociales de l’agriculture et surtout concernant les règles de convivialité. Les producteurs industriels ne sont pas «les seuls propriétaires des territoires qu’ils occupent» et par leurs attitudes autant que par leurs comportements, ils ont accrédité l’idée « qu’une minorité de fermiers abusent de leur milieu de vie commun» (p171).

Il est inacceptable que l’État ait consacré dans une loi «le droit de produire» sans « l’assortir du devoir de respecter la nature, de prendre soin des travailleurs, et de maintenir un bon voisinage». (p171)

Le nécessaire arbitrage entre deux principes

La section sur les impacts environnementaux offre une synthèse qui n’épuise certes pas le sujet et les polémiques qui l’entourent mais elle suffit à faire comprendre les dilemmes qui opposent les tenants d’une conception de l’intervention publique prônant la gestion des risques à ceux qui voudraient faire primer le principe de précaution.

La présentation en reste néanmoins un peu trop dichotomique car dans la réalité, ce sont les tensions et les arbitrages entre ces deux positions qui prédominent et charpentent les choix sociaux dans toutes sortes de domaines et l’on voit mal pourquoi il faudrait que cela ne soit pas le cas de la porciculture.

Ici, le point de vue militant passe de la critique à la promotion et le fil de l’exposé en souffre. Cela devient particulièrement évident dans les sections portant sur le portrait social et culturel. Il est vrai que l’industrie porcine polarise, qu’elle divise les communautés, mais c’est un peu trop simple de faire porter la vertu d’un seul côté.

La plus grande part des éleveurs de porcs agissent de bonne foi et cherchent à contribuer au développement de leur communauté. Ils agissent dans un système dont ils subissent les contraintes et découvrent les limites bien souvent en même temps que les autres.

Ils cherchent à gagner leur vie en composant avec une logique économique qui ne leur laisse d’autant moins de marge que l’État leur impose un mode de production, des normes de fonctionnement et l’insertion dans le système industriel. On aurait aimé que l’ouvrage soit plus attentif à leur sort puisque la plupart d’entre eux ont été littéralement déportés de la petite production familiale dans cette rationalité agronomique.

4 milliards engloutis pour rien

Et à cet égard, le portrait économique de l’industrie donne une mesure fort inquiétante de l’efficacité des politiques gouvernementales. Certes, pendant un moment la balance commerciale du Québec a progressé après le sommet de Saint-Hyacinthe de 1998.

Mais cela n’a pas duré. La concurrence a vite érodé les parts de marché conquises (affermissement de la devise, montée des pays émergeants, épidémies) Les 4 milliards de dollars engloutis dans le soutien au cours de huit dernières années seulement, n’ont pas suffi à maintenir concurrentielle l’industrie.

Plus grave encore, le porc québécois a perdu ses caractéristiques distinctives dans une production standardisée. Devant des pays beaucoup plus gros, pouvant agir plus radicalement que lui sur les facteurs de production et la baisse des coûts, le Québec n’a pas d’avenir dans les marchés internationaux avec des produits génériques, il lui faut se démarquer, offrir des produits de niches, développer une approche terroir. Pour l’instant, ses politiques répugnent encore à le faire.

Les modes d’intervention de l’État ont renforcé les tendances à la concentration de l’industrie, créant ainsi des déséquilibres qui ont fragilisé l’ensemble du secteur, notamment dans la transformation où un seul acteur contrôle désormais 60 % de l’abattage.

Olymel domine le paysage et alimente une crise engendrée par sa propre croissance. Tout se tenant dans la logique productiviste, l’on ne s’est guère étonné de voir apparaître l’avocat Lucien Bouchard travailler dans les décombres des décisions qu’il a lui-même prises…

Des agriculteurs réduits en exécutants

Sur le plan de l’organisation de la production, le modèle de développement que le Québec a adopté favorise aussi l’intégration verticale de la production. Des intégrateurs ( souvent de grandes meuneries) mènent désormais le bal dans les campagnes où ils ont réduit un nombre de plus en plus grand d’agriculteurs en simples ouvriers sur leur propre ferme, exécutant à contrat des tâches d’élevage fixées par les firmes selon des conditions technologiques, financières et commerciales qui ne leur laissent plus guère de marge d’autonomie.

Au Québec comme ailleurs où ce modèle sévit, les fermes familiales en font les frais. Comble d’ironie et d’absurdité, les programmes d’aide profitent surtout aux grands intégrateurs : «En effet 40% du nombre de porcs est produit par 7% des entreprises qui reçoivent 50% de l’aide financière.» (p.64)

On ne peut même pas se faire l’illusion de la solidarité sociale : la majorité des éleveurs à contrat ne sont pas propriétaires des bêtes et l’aide va aux propriétaires des animaux, donc aux compagnies. On comprend que le portrait de santé des ruraux engagés dans ces élevages soit si inquiétant : ce sont ces familles qui prennent les coups, qui vivent la détresse.

Une lacune

On aurait aimé que le livre fasse une place aux témoignages et à l’analyse de la condition de vie de ces agriculteurs prisonniers de ce système. Cela aurait permis de mieux comprendre tout aussi bien les dynamiques sociales des communautés rurales que les difficultés d’émergence d’un modèle alternatif.

Il y a effectivement des agriculteurs qui cherchent à sortir de ce modèle d’agriculture productiviste et l’ouvrage leur est éminemment sympathique. Mais pour l’instant ils sont encore très marginaux ( 38 producteurs sur litière sur 2612 productions) et négligés par l’État, la recherche subventionnée et les programmes d’aide. Il faudra trouver des passerelles pour permettre à l’ensemble des petits éleveurs de sortir du piège productiviste. L’avenir des campagnes en dépend.

Maxime Laplante l’a bien compris. «Il y aura un ‘‘après l’industrie porcine’’ ( p173) fait-il remarquer dans un texte fort qui, en quelques pages, fait saisir l’essentiel des enjeux qui se posent d’ores et déjà pour une industrie en déclin. En Europe les principaux pays producteurs sont entrés dans une phase de réduction des élevages : ce modèle conduit à l’impasse et ses effets sont trop désastreux pour être maintenus. Le Québec aurait tort de ne pas apprendre de ce qui se passe là.

L’après crise se dessine et l’on voit poindre des stratégies de reconversion qui se structurent sur des dilemmes bien marqués : «Tout le secteur entourant la monoculture du maïs va chercher de nouveaux débouchés, exactement comme l’industrie des armes chimiques qui, il y a un siècle, s’est convertie à la production des pesticides. Ce nouveau débouché risque fort d’être celui des agrocarburants. » (p.175)

Le Québec, qui s’était laissé tenter par l’éthanol produit à partir du maïs vient heureusement d’y renoncer, constatant avec effarement la rapidité avec laquelle ce choix avait provoqué la déforestation accélérée de la Montérégie, accru les charges polluantes et provoqué une spéculation foncière susceptible d’étouffer les autres secteurs de l’agriculture.

Pour l’abandon de la monoculture

La question de la conversion des porciculteurs laissés derrière va se poser. Comme se posera, estime Laplante, la nécessité de faire la distinction entre l’agriculture et l’industrie agroalimentaire pour mieux définir le type que le Québec entend choisir d’appuyer. Il plaide, pour sa part, pour l’abandon de la monoculture et pour le développement d’une agriculture durable reposant sur de petites unités de production diversifiées.

Mais les choix ne sont pas faits. Des puissances considérables, soutenues par les choix de l’État canadian, sont d’ores et déjà à l’œuvre pour imposer le salut par la technologie productiviste.

Louise Vandelac et Simon Beaudoin dessinent à grand traits le parcours de cette fuite en avant : porc transgénique, viande artificielle, xénogreffe, complexe industriel soutenu par un dispositif techno-scientifique appuyé par l’État pour dissocier la production de son environnement matériel et social.

La réalité a déjà rejoint la fiction avec l’Enviropig, ce cochon breveté, modifié génétiquement pour diminuer la charge de phosphore de ses déjections. «Transformer le porc en ‘‘vache à lait’’ risque fort de tuer ‘‘la poule aux œufs d’or’’ » titrent les auteurs en badinant, sans doute pour alléger des propos alarmés par le potentiel paroxystique de ce qui est en train de se déployer.

Un retour à nos classiques

Mais le pire n’est pas toujours certain. Et il fait bon lire le texte de Jacques Dufresne pour trouver une voie de réalisation des choix de Vandelac et Beaudoin en faveur d’une agriculture refusant son inféodation aux multinationales et en misant sur sa capacité d’innovation tout en assumant ses héritages. Dufresne y fait une lecture fort stimulante du classique de Léon Gérin, Le type économique et social du Canadien français.

Notre agriculture pourrait renouer avec ce qui a fait la force et l’originalité de sa tradition : valorisation de l’autonomie du producteur, solidarité, débrouillardise et ingéniosité, toutes valeurs faisant une large place à la coopération comme lieu d’engagement aussi bien qu’institution de participation au marché et à l’organisation de la production.

Ce retour pourrait bien fournir, nous dit Dufresne, les clés d’une agriculture qui ne serait pas asservie à la technologie comme à une fatalité. La valorisation de l’indépendance du producteur pourrait servir de valeur filtrante pour privilégier ce que Schumacher appelait dans Small is beautiful le choix des technologies appropriées.

Ce retour sur nos acquis aurait dû occuper une plus grande place dans le texte de Lucie Sauvé «Apprendre dans l’action sociale : vers une écocitoyenneté» qui ferme l’ouvrage. Les familiers des luttes rurales des cinquante dernières années trouveront bien pâle l’exposé des acquis des luttes sociales entourant les porcheries industrielles.

L’auteur y reste bien trop près de ses sources américaines pour se donner une grille de compréhension des apprentissages réalisés dans le cadre de ces conduites de résistance. Elle aurait eu intérêt à revenir sur les analyses du mouvement des paroisses marginales, à se pencher sur les luttes des villages pour avoir accès à la forêt ou encore à s’instruire des stratégies de formation et d’animation qui ont nourri le développement des divers secteurs coopératifs, elle aurait enrichi son exposé d’un héritage culturel encore porteur de nombreux possibles.

L’appel à l’écocitoyenneté aurait gagné à prendre appui sur ce qui constitue l’un des volets les moins bien connus et valorisés du patrimoine rural québécois. Le productivisme n’a pas triomphé que dans l’économie, il a aussi imposer une épaisse censure sur le savoir populaire. Et c’est en la levant que la campagne se réinventera.

La publication du rapport de la Commission sur l’avenir de l’agriculture mérite un débat politique vigoureux La lecture de cet ouvrage pourra constituer une bonne façon de s’y préparer. La matière abonde, il ne donne certes pas toutes les réponses et il n’épuise pas le sujet, mais il donne à penser. C’est ce qu’on attend d’un tel recueil.

Robert Laplante

Denise Proulx et Lucie Sauvé ( sous la direction de ) Porcheries! La porciculture intempestive au Québec. Montréal, Écosociété, 2007, 355 pages

Ce compte-rendu paraît dans le plus récent numéro du magazine Les Cahiers de lecture de l’Action nationale. Paraissant trois l’an, Les Cahiers de lecture sont exclusivement consacrés à la couverture des essais publiés au Québec. Près de cent cinquante ouvrages sont ainsi analysés, commentés et critiqués chaque année par des auteurs chevronnés. On peut commander le numéro et s’abonner en ligne : www.action-nationale.qc.ca. Chaque numéro:8,95$, abonnement annuel : 25$