Le Cabinet du Docteur Jovic

2008/05/28 | Par Benoit Rose

Du point de vue de l’historien, les guerres qui ont ravagé les Balkans dans les années 90 sont aujourd’hui choses du passé. Le psychiatre, pourtant, peut témoigner du contraire : l’insécurité, la peur et la persécution constituent encore le quotidien d’un large pan de la population de la région, aux prises avec les syndromes post-traumatiques et les souvenirs des scènes d’horreur. Pour la victime comme pour le bourreau, le passé et le présent s’entremêlent et s’entrechoquent.

C’est jusque dans l’intimité du cabinet du Dr. Vladimir Jovic, psychiatre et directeur de l’International Aid Network à Belgrade, en Serbie, que nous fait entrer l’écrivain David Homel avec son premier documentaire Le psy, la victime et le bourreau. Rencontrés à Montréal au lendemain d’une projection à l’Office national du film, les deux hommes paraissaient très heureux de présenter enfin le fruit de leur collaboration.

Éviter la « pornographie de la violence »

David Homel a rencontré le Dr. Jovic il y a près de dix ans, à Belgrade, alors qu’il parcourait les Balkans dans le cadre de sa recherche pour son roman L’analyste (2003). Il a été impressionné par le travail de Jovic et de ses collègues. Plusieurs années plus tard, sous l’impulsion de la productrice Monique Simard, il retournait en ex-Yougoslavie tourner les images présentées aujourd’hui.

Jamais il n’aurait cru pouvoir filmer des patients en consultation. Mais grâce à la collaboration du Dr. Jovic et aux relations de confiance entretenues avec ses patients depuis plusieurs années, quatre patients ont accepté de briser la confidentialité du cabinet en laissant entrer la caméra. Trois des quatre témoignages, tous très troublants, ont été gardés au montage.

Une femme raconte les assauts des soldats dans sa maison, et décrit ce qu’ils lui ont fait à elle et à son fils. Un homme explique qu’il se sent constamment persécuté, qu’il a envie de fuir ou de mourir. Une autre, paranoïaque, raconte que ses voisins cherchent à l’empoisonner. Des récits difficiles, que le cinéaste a pris soin d’entrecouper pour les rendre plus supportables.

Les deux hommes avouent toutefois ne pas avoir pensé au public durant le tournage. C’est seulement dans la salle de montage, au moment de structurer le documentaire, que David Homel s’est questionné : faisons-nous dans une certaine «pornographie de la violence»? C’est donc avec le plus grand des respects que lui et ses bras droits ont cherché à rendre la façon avec laquelle le Dr. Jovic travaille : par petits bouts, sans brusquer.

Un psychiatre se raconte

Ce qui intéressait particulièrement Homel, outre de permettre aux victimes de se raconter, c’était de comprendre les effets de ce genre de travail sur le psychiatre lui-même. «Nous sommes tous formés par le genre de travail que nous faisons, explique-t-il. Par exemple, le gars qui conduit un autobus, sa journée est façonnée par le fait de conduire un autobus. C’est la même chose pour tout le monde. Mais ce que fait Vladimir est un peu différent de conduire un autobus.»

C’est effectivement un métier pour le Dr. Jovic que d’écouter au quotidien ce genre de témoignage d’après-guerre, relatant des violences et des troubles mentaux graves. Mais rarement les psychiatres ont l’occasion de parler de leurs expériences. «On s’exprime souvent à un niveau professionnel à propos de notre travail, de notre approche et de nos connaissances, dit Jovic, dans des congrès ou des publications par exemple. Mais c’est une autre façon de communiquer. Dans le film, je parle davantage d’un point de vue personnel, de comment je me sens avec les patients.»

Il évoque notamment à la caméra les cas particuliers de certaines personnes qui ont été à la fois victimes et bourreaux. Il livre aussi ses impressions par rapport au cas d’un homme qui lui racontait, un jour, toute la violence à laquelle il s’était livré. Le psychiatre l’écoutait et ne pouvait qu’éprouver une profonde aversion pour l’individu, jusqu’à ce que ce dernier laisse paraître une pointe d’humanité très forte dans ses yeux. Ç’aurait été plus facile pour moi de ne jamais voir ça, de confier le docteur.

L’ex-Yougoslavie délaissée

Le Dr. Jovic soutient qu’il y a un manque important de soins psychiatriques apportés aux populations des pays de l’ex-Yougoslavie. Dans un premier temps, il déplore que trop souvent, les agences internationales suivent l’attention médiatique. Elles travaillent à aider les victimes, puis les abandonnent à leurs problèmes lorsqu’il y a une catastrophe ailleurs sur la planète. Autrement dit, elles collent aux projecteurs. «Dans le film, rappelle-t-il, il y a cette petite histoire à propos d’un camp de réfugiés construit par une agence européenne, et où les gens ont été complètement oubliés!»

Dans un deuxième temps, il blâme les gouvernements de la région, qui ont cherché à reléguer les guerres aux oubliettes pour s’attaquer à d’autres enjeux comme les négociations avec l’Union européenne. «Nous avons dans notre région un énorme pourcentage de la population qui souffre toujours de problèmes de santé mentale très difficiles, et il n’y a pas de programme de soins systématique dans les pays». Une recherche menée en Croatie, en Bosnie et en Serbie a démontré le taux alarmant de personnes qui prennent des médicaments pour des problèmes pouvant être liés à leur expérience en temps de guerre.

Individu vs collectivité

Dans un autre ordre d’idées, peut-on apposer les mêmes genres de diagnostics à une collectivité qu’à un individu? Le Dr. Jovic évoque la littérature abondante sur la question. De nombreux psychanalystes tentent en effet de cerner le rôle des facteurs psychologiques dans le déclenchement de conflits. «C’est très tentant de prendre le portrait d’une maladie mentale et de l’appliquer au groupe, mais je crois que c’est très questionnable au niveau méthodologique, parce que ce serait trop simple. Mais nous sommes certains qu’il y a des mécanismes psychologiques, et nous essayons de les comprendre.»

En regardant le documentaire de Homel, on note une certaine dépolitisation dans l’œuvre, une volonté de ne pas prendre parti ni de s’attaquer à un camp en particulier, même chez les intervenants. «Il y a même cette femme, raconte Homel, qui dit que les soldats se sont pointés chez elle, et qu’elle ne savait pas de quel camp ils étaient, que tout ce qu’elle savait était qu’ils portaient des uniformes. C’est une chose qui paraît incroyable à dire. Et d’une certaine façon, elle dit la vérité.»

Le cinéaste dit avoir vu beaucoup de plus ou moins bons reportages et de films occidentaux orientés politiquement sur les conflits en ex-Yougoslavie. «J’ai vu à un moment donné un film vraiment terrible intitulé Welcome to Sarajevo, dans lequel tous les Bosniaques sont pauvres et victimes et tous les Serbes sont des salauds. C’était un si mauvais film que je me suis dit que quelqu’un devait absolument faire quelque chose de mieux que ça. Parce que n’importe qui ayant un quelconque cerveau sait que ce n’est pas une situation en noir et blanc.»

Pour sa part, le psychiatre serbo-bosniaque voit dans le film de son ami plusieurs éléments politiques, et en tire trois messages clairs: d’abord, des milliers de Serbes ont aussi souffert dans les conflits, ce que beaucoup de médias n’ont pas bien montré. Ce message tenait particulièrement à cœur les patients du Dr. Jovic. Ensuite, les victimes devraient parler de leurs histoires, et finalement, les auteurs de crimes devraient subir la Justice. «Tu es meilleur que moi!», de lancer Homel à son camarade.

Des artistes du cinéma

Alors M. Homel, ferez-vous un autre film? «Bien sûr. Moi, j’ai l’habitude de travailler seul en tant qu’écrivain, mais j’aime bien l’équipe. J’ai eu des gens autour de moi tout à fait aimables et sympathiques, prêts à bien travailler, à se donner au projet. J’avais un bon caméraman, un bon preneur de son, un bon monteur qui m’a appris beaucoup de choses…»

Le cinéaste ajoute, ravi : «À chaque étape, jusqu’à l’ingénieur du son dans le laboratoire, tout le monde voulait se donner au projet. Peut-être parce que je suis sympathique. (sourire en coin) Peut-être parce qu’ils ont reconnu quelque chose dans le projet. Ou peut-être parce qu’eux étaient sympathiques. Moi, je ne veux pas travailler dans des situations difficiles ou tendues avec des gens antipathiques, et j’ai toujours entendu parler que c’était comme ça au cinéma. Mais c’était le contraire.»

Travailler avec des gens qu’il préfère appeler «des artistes du cinéma»» plutôt que des artisans, comme son monteur sonore Louis Dupire, qui a pris soin de bruiter un bruit de roses qui tombent sur l’asphalte dans la scène du corbillard de Milosevic, «c’est du gâteau», conclue-t-il.

Depuis les premières projections du documentaire aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois, jusqu’à celle de l’ONF le 6 mai dernier, le public réagit comme David Homel le souhaitait. Satisfaits mais fatigués de leur journée, les deux hommes quittent le café montréalais et s’éloignent, sous la pluie, dans les rues de la ville.

Le psy, la victime et le bourreau, un film de David Homel (2007), est présenté dimanche le 1er juin à Zone Doc à 20 heures, à la télévision de Radio-Canada