Quand le verbe se fait chair

2008/05/28 | Par Dr Jean Dominique Leccia

Les textes polémiques, de combat, sont toujours périlleux, celui de Victor-Lévy Beaulieu est carnassier. Spécialiste de la langue française n'ignorant rien de son triste héritage historique, il va exhumer de ces bas-fonds racistes, le mot « nègre » dans son acception la plus honteuse, la plus péjorative pour exécuter publiquement un personnage qu'institutionnellement il combat, mais surtout une personne qu’individuellement, il déteste.

Le choix des mots d'abord. Il sait parfaitement que le terme « nègre » a rarement habité les beaux quartiers d’une langue ni expurgée ni exonérée de cet héritage esclavagiste et colonial, qui l’habite, et auxquels l'écrivain se dit sensible.

Le mot nègre autour duquel se sont organisé sémantiquement la traite dite négrière, et la colonisation des Africains, a connu une réhabilitation au moment magique ou deux d'entre eux, Léopold Senghor et Aimé Césaire consacrent la Négritude. Ils se réapproprient le terme, qui les nommait pour les asservir et lui confèrent une noblesse nouvelle, l'assignant à désigner exclusivement des individus, des populations ou leur création, en témoigne la reconnaissance de l'Art Nègre, la Revue Noire, le jazz, le Negro Art.

Même les dictionnaires réputés conservateurs, dans les années 80, précisaient que les connotations péjoratives du mot n’étaient plus appropriées et en voie de disparition en raison de la valorisation des cultures du monde noir. Ils pensaient que l'ambivalence du terme, son double sens possible avait définitivement été clarifié, Negro plutôt que Nigger. Ils se trompaient. Depuis quelques années, le mouvement s'est inversé, retour aux valeurs patrimoniales même les plus douteuses, la guerre des mots est un combat permanent et Lévy Beaulieu a choisi son camp.

Rendons à César ce qui est à César, il n'est pas le précurseur de ce révisionnisme linguistique. Il prend le train du racisme mondain en rase campagne mais en marche. Il suit le mouvement impulsé par les maîtres parisiens de la langue, sans doute avec « cet accent si pointu qui les fait paraître désincarnés », celui là même que Lévy Beaulieu reproche à sa proie lorsque jeune immigrantes, elle entre scène.

Ainsi, au hasard de lectures ou de zapping, on rencontre fréquemment dans les rubriques littéraires, dans les grands débats culturels, en politique aussi, le mot nègre dénaturé, qui n'est plus celui de la négritude, qui ne sert pas non plus à nommer un frère de Luther King, de Mandela ou d’Obama. Il désigne une tache d’écriture effacée et contraignante, un travail d’esclave moderne, une job de nègre. Comme les petites statuettes de jardin qui ont fait l'objet d'un film, le mot dans cette acception pervertie, semble s'être définitivement imposé dans le paysage médiatique francophone.

Une niche linguistique bien étroite si l'on songe à l'apport de la culture noire au monde moderne notamment dans le domaine non exclusif de la musique et dans l'enrichissement de la langue française elle-même. Le mot nègre ressuscité des cales de sinistre mémoire, est employé ici par Lévy Beaulieu dans son acception la plus vile, il va servir le texte car une reine de cette conditions, ne peut être que de pacotille.

Le choix du style, ensuite. C'est là que Lévy Beaulieu tristement inaugure. Le mot nègre ainsi détourné, sert de prétexte pour une attaque ad hominem, une véritable exécution en public, comme toujours pour la bonne cause. Une attaque au corps, au hasard dans le texte : « elle était noire, jeune, jolie, ambitieuse... l’air d’une extraterrestre... faire voir jusqu’à quel point elle était intelligente et capable de discuter... trôner dans le fauteuil à braquettes dorées du gouverneur-général en Reine-Nègre accomplie... cadeau d’une couronne de roi de théâtre, pour qu’ils puissent jouer par-devers eux-mêmes et leurs sujets la grande comédie ...»

Autant d'attributs qui déclinent la futilité, la duplicité, l'agressivité, la cupidité, un véritable abécédaire chrétien du racisme ordinaire, un pastiche littéraire des représentations grotesques d’Africains auxquelles nous avaient habitués les images publicitaires contemporaines de l’apogée coloniale.

Lévy Beaulieu prétend que son propos n’est pas raciste et quelques chroniqueurs le soutiennent dans cette direction. Pourtant, le texte est clair. D'abord le choix d'un terme détourné dans son acception la plus tragiquement méprisante, ensuite la mise en bouche, le style : un dépeçage, sur fond de conquête du territoire, en d'autres temps un lynchage.

Imaginons le même traitement journalistique, la même touche au scalpel croquant le portrait de Madame Marois ou de Céline Dion. Par l'emploi d'un mot galvaudé, le choix d'un récit outrageusement déshumanisé Lévy Beaulieu conforte plus profondément qu'il n'y paraît des stéréotypes raciaux.

L’expression roi nègre en est un exemple qui semble avoir la vie longue. Sa légitimité est établie en faisant référence à des monarques de paille régnant sur des pays africains. Des rois fantoches de toutes couleurs ont régné à peu près sur tous les continents. Pourquoi avoir fait des rois nègres le générique de tous ces rois fantoches que l'on retrouve y compris dans la royauté anglaise.

En fait dans l'expression bien évidemment l'emphase est mise sur nègre pour signifier qu'il ne peut s'agir venant d'un noir que d'une royauté usurpée ou octroyée.

C'est oublié que l'Afrique d'avant le colonialisme, a connu des royautés prestigieuses. Bien sûr comme toutes les royautés planétaires elles étaient cruelles et dictatoriales mais elles pouvaient aussi être éclairée, elles ont fondé des civilisations, dont témoigne l'art nègre, elles ont aujourd'hui en grande partie disparue, détruites, anéanties au profit du commerce triangulaire et de la colonisation.

Une autre légitimité tout aussi fallacieuse est évoquée. L'expression aurait été employée il y a une trentaine d'années par des éminents humanistes, mais l'époque depuis a beaucoup changé. Les films de l'abbé Proulx dans les années 30 et 40 qui retracent la naissance de l'Abitibi nomment les Indiens algonquins, des sauvages. Je ne pense pas que le terme pourrait être aujourd'hui encore s’utiliser s'autorisant de cette acception ancienne, dans le langage comme dans la vie finalement tout est rapport de forces.

Aux États-Unis où la communauté afro-américaine est puissante, dans ce pays réputé raciste qui s'apprête à élire un président afro-américain, ne serait sans doute pas toléré un tel mésusage du mot « nègre », comme la restauration de l’ancienne dénomination « rois nègre » qui évoque pour cette communauté des réalités beaucoup plus douloureuses que pour ceux qui en font un simple jeu de langage.

Plutôt que de s'enliser dans son passé dans sa pire tradition d'exclusion, les tenants de la langue ne devrait-il pas plutôt l'ouvrir, profiler son avenir en faisant en sorte faire en sorte .Que tous nos frères de langue quelque soit leur couleur puisse y trouver leur place s'y sentir chez eux en toute tranquillité.

C'est d'autant plus dramatique que Lévy Beaulieu est un très grand écrivain. Je le lis, je le respecte et je partage avec lui une passion pour Joyce.

Sa dérive médiatique, me surprend, comment se permet-il dans son domaine propre les Mots, d'être complaisant pour ne pas dire complice d'une pratique langagière d'exclusion et de stigmatisation négative qu´il dénoncerait par ailleurs.

Le siècle dernier ne nous a-t-il appris que toute reconnaissance de la différence a comme préalable le respect absolu de l’anthroponyme identitaire de ceux a qui il s´adresse ? Céder sur le mot c'est déjà céder sur la chose. Le sachant très bien, Lévy Beaulieu revendique le respect de ce qu’il considère comme son patronyme, au moment même où il s'autorise une telle liberté d'usage avec celui d'un peuple et de sa diaspora.

Car, au-delà de sa cible vivante, au-delà de nos oreilles aguerries, ses propos peuvent blesser de jeunes afro canadiens souvent fragilisés à la recherche de leur image, ils peuvent aussi participer à leur marginalisation, les radicaliser. En tout cas, nul besoin pour eux de voir s’ajouter une insécurité linguistique a leur insécurité territoriale.

Dr. JEAN DOMINIQUE LECCIA
Psychiatre.