Le Tour de l’île

2008/06/02 | Par Monique Désy Proulx

Vendredi après-midi, par un des premiers beaux après-midi du mois de mai, l'air se déchire soudain, hurlant une musique tonitruante qui envahit tout le quartier où j'habite. Je me rends vite compte que ce boucan vient de méga-haut-parleurs installés sur la bande verte, le long de la rue Notre-Dame, dans l'est de Montréal, près de la rue Viau.

Cinq ou six gars dans la vingtaine sont installés dans l'herbe et ils tripent sur les pitons d'une console, pour s'assurer que leur musique sonne assez fort pour les rendre sourds, et nous avec.

En allant leur parler, je découvre que s'ils ont obtenu le droit de faire tant de bruit, c'est pour agrémenter le Tour de l'île à vélo qui aura lieu ce soir. Pourtant, le vélo ne représente-t-il pas la nature, le silence, le bon air, la possibilité de se parler doucement?

Bref, tout sauf cette musique rock de bars de centre-ville où des voix hurlent leur colère. Rien à voir avec ce bel après-midi ensoleillé où le muguet et les lilas parfument les narines.

Comment se fait-il que la Ville de Montréal accepte de donner un permis à des gens pour harasser les résidents avec leur musique de cacanne méga-amplifiée?

Y pensent-ils un instant, que des milliers de personnes vivent et travaillent à côté? Que des centaines d'entre elles sont en train d'écrire, de lire, de donner des massages, d'écouter un patient, d'endormir un bébé, de travailler une pièce de piano, d'écouter une bande sonore, de monter un film, de faire une sieste?

J'appelle la police pour me plaindre, on m'envoie à la Ville. J'appelle la Ville, on m'envoie à l'Arrondissement et de là, aux Événements publics. Partout, dring-dring, boîte vocale, pour le service en anglais appuyez sur le 9, pour faire ceci appuyez sur cela. Et la voix défile une litanie d'adresses Internet et d'adresses postales, le message n'en finit plus. À la fin... b-i-i-i-p. Plus rien. J'ai donc attendu tout ce temps inutilement. Pourtant, j'avais des choses à dire et j'aurais aimé les dire à quelqu'un.

Quoi donc? Que j'en ai ma claque de voir à quel point la Ville de Montréal manque de respect pour ses citoyens, surtout quand ils habitent le sud de l'île, à l'ouest comme à l'est, dans ces quartiers qui ont été fondés, habités et développés par des «Québécois d'origine canadienne française», comme disait l'autre, cette race qu'on bafoue à qui mieux mieux et qui se bafoue elle-même, sans demander son reste.

Selon mon ami Robert (le petit), «bafouer» c'est « traiter avec mépris... ». Le mot vient d'une onomatopée : baf! Bafouer, comme dans «donner une baffe». C'est ce que fait la Ville de Montréal, elle donne aux citoyens des baffes, les unes après les autres.

Une des dernières et des meilleures, c'est quand cette administration municipale a avoué aux résidents qu'elle jouerait le jeu du gouvernement libéral, ce promoteur de béton qui s'apprête à endetter toute la province pour RE-bétonner entièrement Montréal, afin de faire de cette ville un royaume pour automobilistes, particulièrement dans ses quartiers historiques, ceux qui longent le fleuve et le canal Lachine, comme si on ne s'était pas rendu compte, depuis cinquante ans, que trop de béton rend fou et enlaidit tout.

Comme si on ne s'était pas rendu compte que le peuple «Québécois d'origine canadienne française» aime la nature, la terre, la forêt, les lacs et le fleuve, mais qu'il s'en trouve privé par ses propres élites, celles-ci acceptant qu'on l'empoisonne au gaz carbonique et qu'on l'enferme derrière un mur, le long de ce qu'ils osent encore appeler la RUE Notre-Dame!

Oui, les dirigeants québécois s'apprêtent à gazer leurs propres enfants en leur faisant respirer le monoxyde de carbone de 150 mille voitures par jour, sur cette «rue» à huit voies bordée d'un mur, dans l'est de Montréal, juste à côté du fleuve Saint-Laurent, ce fleuve géant près duquel le «Canadien grandit en espérant», comme chantait Calixa-Lavallée en 1880.

Cet auteur pouvait-il imaginer qu'un jour ses descendants cesseraient d'espérer et accepteraient de sacrifier les leurs? D'abord en les rendant sourds, avec des mégadécibels rock, all in english, sous prétexte qu'il y a une fête... Comme si la fête ne pouvait se faire en français et sans vacarme! Pour une fois que la rue Notre-Dame était libérée de ses milliers de véhicules bruyants, ne pouvait-on laisser les citoyens déguster un peu de silence?

Mais on s'en fout. Elle peut bien devenir sourde et crever, la population d'Hochelaga, de Maisonneuve, des faubourgs Sainte-Marie et Saint-Jacques, de Saint-Henri, de Ville-Émard et de Côte-Saint-Paul. À l'époque de Calixa, c'étaient eux, les Canadiens. Aujourd'hui, ils ne sont plus que des «Québécois d'origine canadienne française». À mesure que leur nom s'allonge, leur identité rapetisse. Ajoutons encore un segment ou deux à cette appellation tarabiscotée et ils auront complètement disparu.