Entretiens avec Pierre Falardeau

2008/09/18 | Par Alain Dion

Décider si on luttera avec les autres ou si l’on se laissera abattre seul.
Gilles Groulx (24 heures ou plus)



Quand le Mouton noir a fait un appel de textes portant sur le documentaire, ce sont ces mots de Gilles Groulx qui ont immédiatement résonné dans ma tête. Le documentaire au Québec, et plus particulièrement le cinéma direct des années 60-70, a toujours été pour moi intimement lié à la prise de conscience de l’identité québécoise et à la lutte du peuple québécois.

Comment alors aborder un sujet si vaste ? Comment rendre justice en quelques lignes à ces grands créateurs que furent les Pierre Perrault, Gilles Groulx, Michel Brault, Bernard Gosselin, Arthur Lamothe, Monique Fortier ou Anne-Claire Poirier, dont les films furent exemplaires et déterminants dans ma passion pour le cinéma et pour le pays.

J’ai choisi de tout simplement donner la parole à Pierre Falardeau, un cinéaste qui, à mon avis, est toujours demeuré fidèle, dans ses documentaires comme dans ses films de fiction, à l’esprit qui animait cette grande période du cinéma québécois.

Bien sûr, je l’avoue, je suis partial. J’aime le cinéma de Pierre Falardeau. Je partage ses opinions politiques. Mais ce que j’apprécie davantage, c’est son combat pour la liberté, la liberté de créer un cinéma social et politique, un cinéma qui questionne, qui éveille, qui oblige à prendre position. À vous de juger.

Alain Dion : Pourquoi as-tu fait le choix de réaliser des documentaires avant de te tourner vers la fiction ?

Pierre Falardeau : J’étais étudiant en anthropologie, et au même moment, probablement que l’un influençant l’autre, j’ai découvert les documentaires québécois. À l’époque de mes études en anthropologie, Balicksi, un de nos profs qui avait fait des films sur les esquimaux et qui connaissait probablement les gars de l’Office national du film (ONF), avait entre autres fait venir Pierre Perrault. Et quand j’ai vu son film Pour la suite du monde, j’ai trouvé ça tellement beau. J’avais jamais vu du cinéma aussi beau que ça. Et je m’en suis jamais relevé. Ça m’a jeté sur le cul.

Et pourtant, tu vois, quand j’ai vu Au pays de Neufve-France, la première série de Perrault que j’avais dû voir à la télé un peu avant, et qui était probablement quelque chose d’extraordinaire, j’avais trouvé ça d’un ennui pas possible. J’avais dû regarder ça avec tout le mépris que les Québécois pouvaient avoir envers leur propre culture. Je trouvais ça habitant… Les colons sur le bord de l’eau... J’avais regardé ça avec un grand mépris. C’est vraiment rendu en anthropologie que j’ai accroché. C’est pour ça que je te dis que l’un influençait l’autre.

Pour la suite du monde, pour moi, c’est un des 10 plus grands films de l’Histoire du cinéma mondial ! Les raquetteurs, Bûcherons de la Manouane ou Golden gloves de Gilles Groulx c’est des grands grands chefs-d’œuvre du 7e art. Je ne me suis jamais relevé d’avoir vu ces films-là et je me suis dit, c’est ce que je veux faire !

Pourquoi est-ce si important ? Qu’est-ce qui t’a tant frappé dans ces films ?

Tu sais, chaque peuple a besoin d’images de lui-même. C’est difficile de se voir, de se faire une idée de qui on est si on n’a pas d’image de nous-même. Je sais que moi, quand j’étais jeune, j’en avais pas d’images de nous autres. Je raconte ça souvent, mais un ouvrier pour moi à l’époque, ça avait un bicycle, un béret, pis un pain en dessous du bras. J’imagine que des ouvriers, on avait vu ça dans des films français. On avait peut-être vu des Américains avec des casquettes de baseball qui chantaient du Elvis Presley. Mais à un moment donné, dans les films de Perrault, j’ai reconnu mes oncles, mes tantes, mes voisins, le monde autour de chez nous. Je me disais, merde, on a l’air de ça!? C’est magnifique!

D’un côté, il y avait Perrault qui cherchait aussi à donner l’image la plus positive possible de l’homme québécois. De l’autre, tu avais un gars comme Gilles Groulx qui essayait peut-être d’aller plus vers l’analyse de l’aliénation, de l’exploitation du peuple québécois. Ces films-là se complétaient. C’était extraordinaire ! Encore aujourd’hui quand, dans Bûcherons de la Manouane, Arthur Lamothe fait juste nommer les noms des bûcherons, ou que je vois le gars qui chante une petite chanson sur son lit de camp, écoute, moi je pleure. C’est trop beau! Pour une fois, la culture populaire québécoise me touchait!

Est-ce que, selon toi, le cinéma direct des années 60-70 a participé à la prise de conscience et même au développement de l’identité québécoise ? À développer notre confiance en nous ?

Je crois que les grands mouvements artistiques qu’il y a eu dans le monde sont toujours liés à des périodes politiques ben intenses. La grande période du cinéma russe, ça n’arrive pas n’importe quand, ça arrive avec la révolution russe. Le muralisme mexicain, ça coïncide avec la révolution mexicaine. L’espèce d’explosion qui a eu dans le cinéma québécois, dans la littérature, dans la chanson, ça coïncide avec ce que du monde appelle la révolution tranquille. Dans le fond, c’est un peuple qui, enfin, prend sa place dans l’Histoire !

Malheureusement, une fois que cette place-là a été prise, après ça, c’est l’ennui total. Pour moi… Ces grandes périodes ont un début, un milieu, et une fin. Au Québec, tout ce grand mouvement se termine probablement en 1976, quand le Parti québécois prend le pouvoir. À partir de là, les artistes sont allés ailleurs et ont arrêté de s’intéresser à ça. Le PQ a dit, laissez faire, on s’en occupe de la politique.

On a fait par la suite une espèce de cinéma social. Qui est correct. Mais ce qui reste du documentaire engagé au Québec, c’est les moulins à vent, c’est le «bacon», les affaires qui dérangent personne. Tout le monde est d’accord ! Les moulins à vent… tu sais, y a personne qui est pour la pollution ! Ou si tu fais un film sur les mères nécessiteuses, y a pas personne qui va être contre ! C’est pas dangereux. C’est des sujets de consensus, qui soulèvent rien. Y a pas de révolution là ! C’est à côté du véritable problème politique de base.

Justement, dans tes films documentaires comme Continuons le combat, Pea soup, Le magra, ou ton pamphlet Le temps des bouffons, on sent ton désir d’utiliser l’image, le son, le commentaire comme un outil de lutte, pour mener un véritable combat politique.

Tu sais, tout ça, c’était déjà dans le cinéma de Gilles Groulx. C’était dans Perrault. Peut-être de façon plus évidente dans Groulx et plus discret chez Pierre Perrault, mais ce doit être là que j’ai pris ça. En même temps, après avoir découvert le documentaire québécois, j’ai découvert le documentaire dans le monde. J’ai découvert le cinéma algérien, les documentaristes cubains, les documentaristes russes, les gars d’Allemagne de l’Est.

Et là, on découvrait tout un pan de l’Histoire. Je découvrais une forme d’art qui m’a plu, une forme d’art engagé. Pour moi, à l’époque, Fellini ou la « Nouvelle Vague » française, Truffaut, c’était sans intérêt. C’était une forme d’art qui me laissait indifférent. Personnellement j’aime mieux l’art engagé. J’aime mieux Theodorakis en musique. J’aime mieux Bob Marley. Je préfère Archie Shep en jazz. Au Québec, en même temps, on découvrait Gaston Miron. J’aimais ça un gars qui se servait de la poésie pour mener un combat politique.

Mais, au cours des années, on a essayé d’opposer l’un à l’autre. Dans les films que j’ai faits, on m’a accusé de m’être laissé manger par la politique, alors que moi j’ai jamais séparé l’un de l’autre. À mon avis, il faut faire des beaux films, des films forts qui résistent au temps et non pas simplement faire des films politiquement justes.

Comme les marxiste-léninistes essayaient de nous faire coller dans le temps, qu’il fallait seulement avoir la ligne juste. Même si c’était laid pour mourir, c’est ces films-là qu’on aurait dû faire. Moi j’ai toujours trouvé ça ben niaiseux. Mon point de vue ça toujours été que de la marde, même si c’est de la marde prolétarienne ou bourgeoise, c’est de la marde. C’est pour ça que des gars comme Groulx, comme Perrault, c’était pas juste des militants politiques, c’était de très grands artistes. Un gars comme Gaston Miron, c’est pas juste un propagandiste du Québec, c’est un des plus grands poètes de l’Histoire du monde. Moi j’ai toujours essayé de faire des films les plus beaux possible. Ça ne veut pas dire que j’ai réussi, mais on avait aussi une grande préoccupation esthétique malgré tout.

Dans tes films de fiction, que ce soit Octobre ou 15 février 1839 par exemple, tu sembles toujours aussi influencé par le documentaire, par ce soin de rester proche du réel, des faits, de l’histoire ?

À un moment donné, j’ai eu envie de faire de la fiction. Peut-être à cause de l’influence de la politique… Quand j’ai découvert le travail des peintres muralistes mexicains qui faisaient des tableaux pour essayer de rejoindre le plus de monde possible. En plus, je voyais ben qu’avec le documentaire y avait quelque chose de bloquer. Ma mère allait pas voir de documentaire. Le peuple allait pas voir de documentaire, le peuple allait aux vues ! Je me suis dit bon, je vas arrêter de faire du documentaire pis je vas faire des vues. Mais des films toujours basés sur une recherche documentaire, où je refuse une fausse dramaturgie, afin de rester collé sur le réel. Je suis jamais sorti de ça.

Le cinéma documentaire, c’a été mon premier amour. C’est ça que j’ai aimé et c’est pour ça que j’ai voulu faire des films. Aujourd’hui, je suis pas sûr que je referais la même chose parce que je regarde ce qui se passe en documentaire, pis ça m’intéresse plus ou moins. Tu sais à l’époque on attendait le prochain film de Lamothe, on attendait le prochain film de Perrault. C’était passionnant en tabarnak ! Aujourd’hui j’attendrais quoi ? Le prochain Philippe Falardeau ? Non j’attends rien…

Et pour terminer, si je te demandais de nous proposer trois documentaires incontournables?

Pour moi, il y a trois incontournables. Pour la suite du monde de Pierre Perrault, Bûcherons de la Manouane d’Arthur Lamothe et Golden gloves de Gilles Groulx. Tu vois, je te nomme juste des Québécois. Avec ça, on va encore me traiter de raciste, j’imagine ! (éclats de rire)

Le texte a été publié dans Le Mouton NOIR, dossier « Regards sur le documentaire québécois », vol. XIV, no 1, septembre-octobre 2008, page 5.