Le déserteur

2008/11/14 | Par Pierre Jasmin

Le déserteur est remarquable à tous points de vue. D’abord, par le jeu exceptionnel de ses comédiens, car le film remporte haut la main le pari risqué à l’origine de faire jouer une famille par une famille : Émile Proulx-Cloutier, étonnant de maturité et de sobriété, Danielle Proulx émouvante de retenue et Raymond Cloutier, expressionniste à souhait.

Quelle prouesse d’acteurs qui, sans verser une seconde dans le mélodrame, défendent de vraies situations, mises en valeur par la simplicité inouïe de dialogues véridiques où aucun mot ne serait à retrancher ni à ajouter. En outre, l’équipe accorde sa confiance à la force des images et de la musique, au service d’un fait divers incontournable.

Jamais, depuis mon oncle Antoine de Jutra, la campagne québécoise n’avait été filmée avec autant de justesse : paysages aux collines rabotées, bois exploités durement à la hache, champs aux maigres récoltes, humbles maisons de bois au mobilier étriqué, vêtements usés, familles trop nombreuses, repas succincts, carrioles tirées par de robustes chevaux opiniâtres, bagosse et maladie, nuit qui tombe trop vite, froid qui mord trop tôt, dignité humaine et solidarité désespérée des pauvres face à la conscription imposée par des militaires anglophones, des politiciens reniant leur parole et une police revancharde sanglée dans des uniformes aussi restrictifs que leurs codes imposés (magistrale performance de Gilles Renaud, qui convainc totalement en bourreau-victime).

Mais voici la dureté de cette histoire, qui aurait été trahie par un traitement manichéen, compensée par le regard objectif du personnage de journaliste idéaliste adhérent au Bloc Populaire bien joué par Benoît Gouin, par l’humanité d’un scénario qui joue les flashbacks avec une subtile fluidité et par une poignante histoire d’amour qu’on reçoit comme l’assoiffé dans le désert la gorgée d’eau qui le sauve.

Car elle offre, en ses instants de grâce (lumineuse et juste Viviane Audet), son contrepoids de résistance (make love, not war!) à la guerre et aux manigances des riches; ce n’est pourtant qu’un pauvre adultère consenti à cause de liens antérieurs plus forts et plus vrais que le petit confort bourgeois hypocrite de l’autre union de façade imposée par des pressions paternelles et cléricales et cet adultère se cramponne à un amour qui se passe de mots.

On assiste à une communion des corps filmée avec poésie et tendresse, sans aucune impudeur, grâce à la magie de deux acteurs.

Nous émeut aussi l’ultime fidélité de « la veuve » présente dans le petit cimetière auprès d’une pierre tombale payée à grand peine par la solidarité des amis refusant l’oubli en sus de l’injustice. On lit à travers les circonvolutions malaisées de mes commentaires combien s’interpénètrent l’histoire et la fiction.

Mission accomplie par le cinéaste Simon Lavoie, qui a su distiller la lenteur hypnotique des jours filmés par la caméra de Michel Laveaux, digne des films de Bernard Émond, et utiliser à bon escient la musique de Normand Corbeil, heurtée par les chansons terriblement maladroites du soldat Lebrun : ces chansons réelles, avec la pauvre voix nasillarde et vacillante de leur interprète, avec leurs fausses harmonies grinçantes, loin du patriotisme de pacotille véhiculé par leurs paroles, témoignent de l’étendue de la dépossession culturelle et humaine des années de guerre.

En tant que pacifiste à même d’apprécier la justesse historique de ce film, on se surprendra de me voir en féliciter les auteurs de n’avoir jamais cherché à imposer la morale pacifiste, parce que le plaidoyer humain de vérité qui nous est présenté se passe de toute justification : les faits parlent plus fort que tout, au public d’ouvrir son âme à une œuvre véritable et il le fait avec ferveur jusqu’à présent!
Pierre Jasmin, président des Artistes pour la Paix