Congédié pour un éclair

2009/01/20 | Par Michel Rioux

« Steal a rail, you are a thief and they put you into jail. Steal a railroad, you are a businessman and they put you into Parliament »                                                   

- Winston Churchill

« Les plaignants ont commis un délit très sérieux, sapant le lien de confiance nécessaire au maintien de leur emploi… Le congédiement a été une sanction raisonnable et justifiée… »

L’affaire semble au départ d’une extrême gravité.

Pour congédier deux hommes qui travaillent depuis dix ans dans une entreprise, il faut que la faute ait été lourde, très lourde. Un congédiement, c’est quelque chose comme une peine capitale. Des jobs non spécialisées plutôt bien payées, ça ne court pas les rues, en particulier ces temps-ci. Et sur le plan pécuniaire, si on fait l’hypothèse que ces deux employés auraient été au travail encore une trentaine d’années, à un salaire d’environ 40 000 $, c’est une perte de près d’un million et demi de dollars en salaire qu’ils subissent.

Il fallait donc que l’affaire soit très, très grave pour qu’on mette à la rue ces deux travailleurs quelques jours avant Noël.

Un viol peut-être? Du harcèlement? Ou encore une agression caractérisée sur un supérieur? Était-il question d’un détournement de fonds, d’une fraude de plusieurs milliers de dollars?

On le sait, certains employeurs ont le congédiement facile. Rapides sur la gâchette. Mais pour qu’un arbitre de grief donne raison à un employeur en ces matières, il fallait que l’affaire soit grave, très grave.

Elle l’était, en effet.

À la pause-café, les deux gars s’étaient assis et avaient mangé un éclair au chocolat tiré d’une boîte qui s’était brisée pendant le transport. Certainement pas beaucoup plus qu’un éclair; ça ne se mange pas à la douzaine, ces sucreries. Plutôt bourratif… Le geste est bien sûr interdit. Un employeur n’est en effet pas tenu de nourrir ses employés, sauf si la chose est prévue au contrat de travail.

Pris en flagrant délit, ils sont congédiés sur-le-champ. La cause est confiée aux bons soins d’un arbitre, maître André Sylvestre, avantageusement connu dans sa confrérie. C’est aussi un des arbitres à exiger les plus hauts tarifs en termes d’honoraires et autres dépenses : 250 $ l’heure pour l’audition, le délibéré et la rédaction, une allocation de déplacement de 125 $ l’heure, des frais de 0,60 $ le kilomètre parcouru.

D’ajouter le savant et bien rémunéré arbitre dans sa décision : « Dans les circonstances, les regrets ne permettaient pas d’accorder une seconde chance aux plaignants. Le vol ou la consommation interdite dans le domaine de l’alimentation, une industrie grandement pénalisée par ces délits, est tout à fait inadmissible. »

Paraîtrait qu’on ne compte plus le nombre de magasins d’alimentation acculés à la faillite pour cause de goinfrerie de leurs employés…

C’est ce même arbitre que le rédacteur en chef  du Devoir avait fustigé l’année dernière pour avoir refusé d’entériner le congédiement d’un employé à qui avaient été imposés, en moins de deux ans, 53 jours de suspension.

Un dossier plutôt accablant. Il « s’était comporté comme un goujat (avec les émoluments qu’il commande, maître Sylvestre pourrait peut-être se payer un dictionnaire) avec une directrice », jeté sur la table d’un contremaître « un câble se terminant par un nœud coulant pouvant préfigurer une pendaison », et autres aménités du genre.

La conclusion de Jean-Robert Sansfaçon devant ce congédiement transformé en suspension : « Tout cela vient d’être anéanti par la décision d’un arbitre payé 225 $ par heure (son tarif a augmenté depuis), en dépit d’un manque de jugement à faire pleurer. »

Dans son roman Les Misérables, Victor Hugo, pour camper le personnage de Jean Valjean, s’était inspiré d’un fait vécu en 1801. Un certain Pierre Maurin avait été condamné à cinq ans de bagne pour un pain volé. Sa sœur avait sept enfants affamés. On ne signale pas, cependant, qu’une épidémie de faillites aurait cette année-là frappé les boulangeries de France et de Navarre…

Or, pendant ce temps, les quelque 600 principaux traders, banquiers et financiers de Wall Street se sont partagé l’année dernière, en honoraires et en primes, la somme de 1,6 milliard $. Une moyenne d’environ 2 500 000 $ par tête de brigand à col blanc.

Vous dites ne pas voir le lien? Ah bon!

Au fait, c’est quoi, la valeur d’un éclair au chocolat? Cinquante cents, maximum…

Cet article paraît dans l'édition de février du mensuel Le Couac