Savoir compter

2009/01/26 | Par Charles Castonguay

« Comment se fait-il qu’un mathématicien s’intéresse à la langue? » Cela remonte à la diffusion des résultats du recensement de 1971 qui, pour la première fois, comprenaient des données sur la langue d’usage à la maison. Les nouvelles étaient mauvaises pour le français au Canada. Entre autres, on pouvait constater en direct l’ampleur de l’assimilation des minorités francophones. Un ingénieur d’Ottawa, M. Richard Joy, affirmait néanmoins dans Le Devoir : « le français est fort au Québec », puisque la population de langue d’usage française y était supérieure à celle qui avait le français comme langue maternelle.

Le démographe Norbert Robitaille lui a répondu que si le français était fort au Québec, l’anglais l’était bien davantage. Il a souligné que si la population de langue d’usage française dépassait de 3690 personnes celle qui avait le français comme langue maternelle, l’excédent correspondant pour l’anglais était de 99 045.

Ce calcul me paraissait plein de bon sens. Quasiment tout le profit de l’assimilation au Québec allait à l’anglais. Au vu d’une majorité de 4 866 410 francophones (langue maternelle) en 1971, l’excédent pour le français paraissait en fait infinitésimal. Celui pour l’anglais était au contraire bien costaud compte tenu d’une minorité de 788 830 anglophones. Vu sous un autre angle encore, la majorité francophone était six fois supérieure à la minorité anglophone mais l’assimilation rapportait un bénéfice 27 fois plus grand à la minorité qu’à la majorité.

À l’époque, le démographe Jacques Henripin considérait lui aussi que le monde était à l’envers. Dans un rapport intitulé « L’immigration et le déséquilibre linguistique », paru en 1974, il faisait remarquer que pour maintenir ce qu’il appelait l’équilibre des langues, l’assimilation des allophones au Québec devait produire quatre francophones pour un anglophone. Il ne s’était pas beaucoup forcé les méninges. Si la répartition de l’assimilation des allophones ne s’élevait pas jusqu’au ratio de 6 à 1 entre francophones et anglophones, il est évident que l’anglais en tirerait toujours un avantage et que l’« équilibre » des langues continuerait de pencher en sa faveur.

C’était avant que l’élection du PQ en 1976 fasse perdre à Henripin toute objectivité. Il s’emploie désormais à défendre la minorité anglophone.

Prenons, par exemple, l’actuelle contestation judiciaire de la loi 104. Avec l’aide de Henripin comme témoin expert, l’avocat Brent Tyler vise dans cette cause à élargir l’accès à l’école anglaise. Il est parvenu à se rendre jusqu’en Cour suprême. Que donne cependant la façon de voir du Henripin d’avant 1976 à ce propos?

Mettons d’abord la question en perspective. Au moment du recensement de 1971, soit durant l’année scolaire 1971-1972, le Québec comptait 256 251 élèves à l’école anglaise (primaire et secondaire réunies), soit un excédent de 67 152 ou de 35,5 % sur sa clientèle « naturelle » de 189 099 écoliers anglophones. Les chiffres correspondants pour le français étaient de 1 378 788 élèves à l’école française contre un total quasi identique de 1 379 912 écoliers francophones. Ainsi, l’idéologie du libre choix de la langue de scolarisation qui prévalait à l’époque profitait uniquement à l’anglais. Une situation similaire, en somme, à celle touchant l’assimilation, que venait de révéler le recensement de 1971.

La majorité francophone avait jugé cette domination de l’anglais inacceptable. Par sa loi 22, le gouvernement Bourassa a voulu infléchir en faveur du français la langue de scolarisation et, partant, d’assimilation. Le gouvernement Lévesque a renchéri avec sa loi 101. Ces mesures apportent aujourd’hui au français des excédents bienfaisants tant à l’école qu’au foyer.

Comparons cependant ces bénéfices aux excédents correspondants pour l’anglais. Côté assimilation, le recensement de 2006 montre 168 308 personnes de plus de langue d’usage française que de langue maternelle française. L’excédent correspondant pour l’anglais est de 180 721. D’autre part, le Québec de 2006 compte 5 916 840 francophones (langue maternelle) pour 607 165 anglophones, un ratio de près de 10 à 1. Aux yeux du Henripin d’avant 1976, pour que l’assimilation n’avantage pas l’anglais il faudrait que les excédents engendrés par l’assimilation reflètent le même rapport, c’est-à-dire qu’ils s’élèvent à 316 561 francisés contre 32 468 anglicisés plutôt qu’à 168 308 contre 180 721. Trente-cinq ans après le recensement de 1971, le pouvoir d’assimilation du français reste donc très loin du point d’équilibre entrevu par Henripin, et l’avantage demeure clairement à l’anglais.

Quant à la clientèle scolaire, pour l’année 2007-2008 les 931 859 élèves à l’école française, comparés à sa clientèle « naturelle » de 830 364 écoliers francophones, représentent un excédent de 101 495 ou de 12,2 %. Les chiffres correspondants sont de 116 976 élèves à l’école anglaise en regard de 89 850 écoliers anglophones, soit un excédent de 27 126 ou de 30,2 %, proportion à peine plus faible qu’en 1971-1972. D’un autre point de vue, le ratio entre les excédents est de seulement 374 à 100 alors que le ratio entre le nombre d’élèves francophones et anglophones est de 924 à 100. Même après les 30 ans de la loi 101, l’école française reste donc loin, elle aussi, d’attirer sa quote-part d’élèves additionnels et l’avantage demeure, là aussi, à l’anglais.

Devant ces faits, comment la minorité anglophone réussit-elle à se rendre avec une pareille cause jusqu’en Cour suprême? En se faisant passer pour un canari dans un puits de mine. C’est l’image même qu’emploie la présidente de l’Association des commissions scolaires anglophones du Québec dans Le Devoir du 16 décembre dernier.

Longtemps assoupie par ce genre de lamentation, la majorité donne de timides signes de réveil. Saisi par la faiblesse du français comme langue de travail et d’assimilation ainsi que par la chute subite du poids des francophones à Montréal, dans son éditorial du 6 mars dernier le directeur du Devoir sommait le gouvernement d’appliquer la loi 101 avec rigueur afin qu’en l’espace de cinq ans l’assimilation se fasse vers le français « dans une proportion qui dépasse largement le seuil de 50 % ».

Fort bien. Mais que signifie « dépasse largement »? À moins de fixer la barre à 10 à 1, l’assimilation continuera d’avantager l’anglais et le poids des francophones, de plonger au profit de celui des anglophones. Impossible de franciser suffisamment la langue de travail en vue d’atteindre un tel objectif en matière d’assimilation en appliquant simplement la loi 101 dans sa forme actuelle : sans mettre fin, entre autres, au libre choix de la langue des études collégiales. Emploi-Québec estime que 70 % des emplois qui seront créés d’ici 2016 exigeront au minimum une formation collégiale. Or le libre choix que permet l’actuelle loi 101 profite presque exclusivement au cégep anglais, comme nous l’avons vu dans notre chronique précédente.

Dans son dernier bouquin Les Québécois et l’anglais : le retour du mouton, le politologue Christian Dufour reconnaît d’ailleurs que « on ne saurait par principe se limiter aux seules mesures incitatives pour promouvoir un français qui apparaît, en 2008, dans une situation plus fragile que la majorité des francophones ne le croient ». Il prône « de faire de la claire prédominance du français sans exclusion de l’anglais l’une de nos institutions politiques et juridiques fondamentales ».

Fort bien aussi. Mais que veut dire « claire prédominance »? Dufour propose de mettre fin au libre choix de cégep seulement si le pourcentage d’étudiants inscrits au cégep français devient « substantiellement inférieur au pourcentage de la population francophone du Québec ». Il précise qu’en 2006, le pourcentage d’étudiants au cégep français était de 80,9 % et estime qu’une proportion de 75 % « allumerait de toute évidence un feu rouge », c’est-à-dire qu’il faudrait alors mettre fin au libre choix car ce serait là un signe clair que « l’équilibre linguistique actuel est en train de se défaire au détriment du français ».

« Claire prédominance du français » et « équilibre linguistique actuel » signifient donc, pour Dufour, 80,9 % d’étudiants au cégep français. Autrement dit, tel un Richard Joy devant les chiffres de 1971 sur l’assimilation, Dufour considère que le français est fort au cégep. Il se contenterait de laisser le régime de libre choix ronronner au profit à peu près exclusif de l’anglais. La majorité avait pourtant jugé inacceptable dans les années 1970 une semblable situation désavantageuse pour le français, qui découlait du libre choix au primaire et au secondaire.

Prédominance et équilibre mon œil. Dire que Dufour qualifie du même souffle les Québécois de « moutons » à cause de leur attitude trop accommodante envers l’anglais! Chassez le naturel, il revient au galop.

Trop timides, ces premières réactions à une dynamique qui dérape au détriment du français. L’on ne saurait bien penser la langue sans savoir compter.