Darwin dans la mire des créationnistes

2009/02/24 | Par Louise Mailloux

Angleterre 1859. Coup de tonnerre dans le monde des idées. Le naturaliste Charles Darwin publie L’Origine des espèces dans lequel il explique que celles-ci présentent des ressemblances et se transforment par le mécanisme de la sélection naturelle. Point à la ligne.

Deux idées, et après deux millions d’années, pour la première fois de son existence, l’homme va poser son pied… sur la Terre. L’ancêtre de Tintin, tout droit sorti des pissenlits. Charles et ses pots de fleurs, surgis d’une même cellule, d’un même Jello. L’homme, créé par la nature, sans le secours de Dieu pour le mettre debout. L’homme, apparu par hasard, comme les grands singes et les souris au pelage blanc.

L’INSOUTENABLE LIBERTÉ DE L’ÊTRE

L’évolution du vivant est aveugle et sans but, nous apprend Darwin, à ce point qu’il préférera parler de « descendance avec modification » plutôt que « d’évolution » craignant que ce terme suggère un quelconque « progrès » dans le développement de la vie.

Par ces idées toutes simples qui reposent sur des années d’observation attentive de la nature, Darwin nous a donné un puissant paradigme du vivant d’où le surnaturel est absent et où l’homme n’est plus le point terminal de l’évolution, mais bien le résultat du hasard.

Pour la première fois de son existence, Dieu n’existe plus, et l’homme aurait bien pu ne pas exister lui aussi. C’est précisément cette insupportable contingence, à laquelle tous les croyants sans exception sont allergiques, qui s’avère la principale raison pour laquelle les créationnistes ont entrepris une lutte féroce contre le darwinisme.

Car bien que la science et la religion soient deux magistères différents qu’il faut éviter de confondre, il n’en demeure pas moins que les poires et les bananes s’affrontent ici sur le terrain de la philosophie.

Deux siècles auparavant, Copernic et Galilée ont envoyé valser la terre dans l’infini de Pascal, et cela fit tout un boucan, mais jamais une attaque aussi frontale que celle du darwinisme n’aura été faite vis-à-vis Dieu. Sacré Charles, c’est en observant ses tortues et en faisant de la science qu’il aura réussi, là où bien des philosophes ont échoué; tuer Dieu.

À la même époque, Marx voulait changer le monde. Et c’est Darwin qui l’a fait. Depuis ce temps, les créationnistes lui courent après, avec une brique et un fanal. Marx est mort depuis belle lurette, mais il faut toujours tuer Darwin!

LE CRÉATIONNISME PREND DES PROPORTIONS ALARMANTES EN OCCIDENT

Les émissions qui nous ont été présentées récemment à Radio-Canada dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Darwin ont donné l’impression que le créationnisme ne se propage et ne se limite qu’aux États-Unis et qu’il n’y a que les Américains si éclairés pour être aussi fêlés.

Détrompez-vous, le cancer vit aussi en Colombie-Britannique, par sa filiale américaine Focus on the Family,qui dépense annuellement plus de dix millions de $ pour promouvoir le créationnisme au Canada. Saviez-vous que 60 % des Canadiens croient que Dieu a joué un rôle dans la création des êtres humains?

Un terreau fertile pour les fous de Dieu. Alors quand vous entendrez un politicien, ministre, député ou Chef de Parti nous dire qu’il ne voit pas de contradiction entre la science et la religion, et que patati et patata, dites-vous bien qu’il pense à ses électeurs qui pensent que Dieu et Patati ont créé Patata.

Le dernier avatar du créationnisme américain est celui du dessein intelligent, datant des années1990, où l’on admet la théorie de l’évolution, mais en contestant le fait que la complexité de la vie ne peut pas être le résultat d’un processus inintelligent. Ici c’est Dieu qui reprend sa place et qui rend à l’infernal hasard la monnaie de sa pièce.

Visualisez un peu la chose comme sur un échiquier. C’est tout simple. Si j’avance le hasard, Dieu se fait bouffer et la science s’éloigne de la religion. Par contre, si j’avance Dieu, c’est le hasard qui disparaît et la science devient de la religion.

Une sorte de théologie naturelle rajeunie qui a traversé l’Atlantique, au point que le Conseil de l’Europe, en juin 2007, a sonné l’alarme dans un rapport sur Les dangers du créationnisme dans l’éducation invitant les pays membres à s’opposer à l’enseignement de celui-ci en tant que discipline scientifique.

Soulignons ici les pressions qui ont été faites par le Vatican, supposé fan de Darwin, sur certains parlementaires afin que ce rapport soit rejeté. Car s’il est vrai qu’en 1996 Jean-Paul II a admis qu’il y avait effectivement évolution dans le vivant, l’esprit de l’homme qui lui confère une dignité, ne provient toutefois pas de la matière et n’évolue pas! Détails que les médias n’ont pas jugés bons de rapporter.

Depuis quelques années, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Serbie, les Pays-Bas, la Pologne, et la Russie ont subi les assauts des créationnistes dont le prosélytisme et l’influence augmente à la vitesse de la lumière pour jeter l’Europe dans un nouveau moyen âge.

Des ministres de l’Éducation qui veulent carrément interdire l’enseignement du darwinisme aux plus modérés, qui souhaitent présenter les deux alternatives dans les cours de biologie, la charge la plus musclée est venue du créationnisme musulman, jusque-là sous-estimé, avec l’envoi en 2007 dans les lycées, collèges et universités de nombreux pays, particulièrement en France dans des centaines d’établissements scolaires, d’un Atlas de la création du fondamentaliste turc Harun Yahya, dans lequel on dénonce le darwinisme et promeut le Coran et l’islam.

Et cela, c’est sans compter les publications distribuées gratuitement et les sites Web attrayants des créationnistes qui pullulent sur la toile et les étudiants de plus en plus nombreux dans les cours de biologie qui remettent en question le savoir scientifique en disant : « que nous ne sommes pas des animaux, mais de la dignité sur deux pattes! »

Vous en voulez encore? Il existe en France une organisation qui se nomme l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP) qui regroupe des intellectuels de haut calibre, des scientifiques réputés (dont les astrophysiciens Hubert Reeves et Trinh Xuan Thuan) et des gens très en vue des médias dans le but de réfléchir aux implications métaphysiques des découvertes scientifiques afin de réconcilier les sciences avec les religions.

Les membres de ce groupe, fort du respect dont ils jouissent, s’impliquent dans diverses activités à l’échelle internationale et en profitent pour diffuser une vision spiritualiste des sciences. Une des sources importantes de financement de l’UIP est la riche fondation américaine John Templeton, bien connue pour subventionner et récompenser d’un Nobel et demi, ceux qui sont gentils avec les religions, avec qui l’UIP a établi un étroit partenariat depuis l’an 2000.

LE COMBAT DE DAVID CONTRE GOLIATH

Va-t-on pouvoir juguler l’hémorragie? Et peut-on penser que le Québec va demeurer indéfiniment à l’abri d’un tel cancer? Rien n’est moins sûr. D'abord, l’ignorance des jeunes sortant du secondaire en ce qui a trait au darwinisme est déplorable. Un bon nombre avoue n’en avoir jamais entendu parler. D’autres disent qu’ils n’ont qu’effleuré le sujet. Très peu finalement disent en avoir eu des explications substantielles. Et encore plus rares sont ceux qui affirment qu’on leur a présenté comme une théorie scientifique.

Bref, trop peu enseigné et trop souvent d’une manière superficielle, ce qui fait que la plupart des jeunes en retiennent surtout ceci : « Darwin, c’est celui qui a dit que l’homme descend du singe! » Quand on sait que ce sont les créationnistes qui ont répandu cette rumeur, alors là, il y a de quoi avoir peur.

Il y a ensuite la frilosité des enseignants en biologie à aborder cette théorie. On ne souhaite pas susciter la controverse en classe, préférant préserver son confort. Et se retranchant derrière l’objectivité scientifique, on se refuse alors à mener un combat éminemment politique. Ce qui laisse toute la place à l’hémorragie…

Faut dire aussi que les gens, y compris certains enseignants, sont spontanément beaucoup plus finalistes que darwiniens, croyant que l’homme est l’aboutissement du vivant, et même s’ils ne sont pas créationnistes, ils admettent difficilement la contingence.

Il y a également le relativisme au sujet du darwinisme que l’on présente comme une vision parmi d’autres, au secondaire dans les cours d’histoire et d’éthique et culture religieuse de même qu’au collégial, dans certains cours de philosophie. « On n’en impose aucune. C’est à nous de se faire une opinion » me disent mes étudiants. Aurait-on idée de parler ainsi de la théorie de la gravitation?

Voilà autant de raisons nous rendant vulnérables à devenir aussi fêlés que les Américains. De quoi trouver David un peu nerveux…

LE CRÉATIONNISME : UN COMBAT POLITIQUE POUR UNE THÉOCRATIE

Soyons clairs. Qu’ils admettent ou pas l’évolution, la biologie n’a jamais intéressé les créationnistes. La science, ils s’en balancent. La seule chose qui leur importe, c’est de réintroduire de la transcendance dans le monde du vivant, de connecter à nouveau le surnaturel au naturel pour nous faire croire qu’on descend du ciel et que la religion, c’est de la science.

Et de là, chasser le hasard pour redonner à la créature une mission et des devoirs envers son Créateur, ressortir la Bible ou le Coran des boules à mites pour enseigner aux enfants ce qui est bien ou mal, une morale qu’on dira « naturelle » avec bien sûr le label de la science.

Vous croyez que j’exagère? Non, l’enjeu ultime et inavoué de ces fous de Dieu, c’est de moraliser la vie sociale pour condamner les condoms, le sexe, l’avortement, l’homosexualité et applaudir le sida.

Le début de ce siècle connaît un regain de ferveur religieuse à l’échelle mondiale qui devrait nous inquiéter au plus haut point. L’offensive est sur tous les fronts. La religion investit de plus en plus la politique, minant les fondements de la démocratie et de la laïcité, et la lutte politique qui s’intensifie contre le darwinisme constitue une offensive concertée pour pénétrer plus avant dans l’éducation laïque et fragiliser son bastion le plus solide; la science. Allons-nous laisser faire cela? À ceux qui dorment, je leur souhaite de ne jamais se réveiller!