L’Arctique canadien, l’Afghanistan et le Québec

2009/08/21 | Par André Binette

André Binette est avocat et a co-présidé la Commission d’étude sur l’autonomie gouvernementale du Nunavik (1999-2001)

Quel  est le rapport entre l’Arctique canadien et l’Afghanistan?   Réponse : un premier ministre canadien militariste qui veut affirmer la souveraineté canadienne contestée dans l’Arctique et qui a besoin des troupes canadiennes en Afghanistan pour le faire.  Des alliés encombrants, le président des États-Unis et le secrétaire général de l’OTAN (ancien premier ministre danois), le pressent de rester à Kandahar.

Ces mêmes alliés et voisins (les Américains en Alaska et les Danois au Groënland) rivalisent avec le Canada dans la course aux ressources naturelles de l’Arctique.  Harper a décidé de les envoyer promener et de recentrer la vision stratégique canadienne sur le Grand Nord.

D’où la profonde signification politique des bouchées de phoque cru.  Il faut se faire ami-ami avec les Inuits qui vivent dans l’un des endroits chauds (mais oui!, politiquement parlant) du 21e siècle.  Résultat : à compter de 2011, nos jeunes Québécois qui s’enrôlent à Valcartier troqueront leurs tenues du désert pour celles de l’hiver.


Recentrer la vision internationale du Québec

Quel rapport avec le Québec? Vues de Kujjuaq, les grandes manœuvres internationales dans l’Arctique se passent dans notre cour.  Regardez une carte géographique. Le Québec est l’une des deux seules provinces avec un rivage arctique et une population inuite, et de loin la plus importante.

Nos Inuit du Nunavik québécois entretiennent des liens étroits avec leurs confrères du Nunavut canadien et du Groënland danois.  La vision internationale du mouvement souverainiste québécois est beaucoup trop centrée sur la France et l’Europe occidentale.

Elle doit être recentrée sur le Québec, y compris dans sa dimension arctique et ses fondements autochtones qui précèdent la présence européenne de plusieurs millénaires. Lorsqu’on se dit souverainiste québécois, il faut dépasser la politique provinciale et s’intéresser à la géopolitique mondiale qui concerne directement le Québec.

La fraîcheur du gouvernement Sarkozy à l’endroit du projet de souveraineté du Québec est un cadeau inespéré de Paul Desmarais, car elle permet de renforcer la québécitude et l’enracinement nord-américain original de l’identité québécoise.

Nous ne ferons pas la souveraineté pour sauter dans les bras de la France retrouvée.  Nous la ferons pour être pleinement nous-mêmes, et pour ce faire, la redécouverte de notre présence légitime dans l’Arctique est un passage obligé.

 

Un peu d’histoire

Les Danois débarquent au Groënland à la fin du 18e siècle,  à peu près au moment de la Conquête.  Les Vikings y avaient cohabité difficilement avec les Inuit pendant cinq siècles, de l’an mille à 1500 environ, avant de quitter l’île pour des raisons mal connues (peut-être un changement climatique, mais dans le sens du refroidissement).

Les explorateurs danois et norvégiens ne se sont pas arrêtés au Groënland.  Ils se sont aussi rendus dans ce qui est aujourd’hui l’Arctique canadien, d’où des prétentions scandinaves sur ce territoire jusqu’au milieu du 20e siècle, prétentions qui ont été tempérées par la Guerre froide (excusez le jeu de mots).

Les États-membres de l’OTAN ne devaient pas se quereller à la frontière polaire de l’URSS, d’autant plus que l’Arctique n’avait pas alors la valeur stratégique que le réchauffement climatique est maintenant en train de lui donner.

La Grande-Bretagne a cédé l’Arctique au Canada en 1888, une vingtaine d’années après la Confédération, ce qui ne valait qu’à l’intérieur de l’Empire britannique et ne mettait pas fin aux différends internationaux. 

 

Terra nullius

Par ailleurs, en 1933, la Cour internationale de Justice a définitivement attribué la souveraineté sur le Groënland au Danemark, en précisant que, malgré la résistance par la force des Inuit, ceux-ci ne comptaient pas comme une société civilisée.

Le Groënland fut alors déclaré terra nullius au moment de l’arrivée des Danois, c’est-à-dire vide de toute occupation humaine au sens des théories juridiques racistes qui avaient cours en droit international à l’époque. La Cour internationale de Justice n’a répudié la théorie de la terra nullius qu’en 1975, dans l’arrêt sur le Sahara occidental.

La Grande-Bretagne s’est également prévalue de la théorie de la terra nullius pour occuper l’Australie, mais non pas le Canada, en prétextant que, contrairement aux autochtones canadiens, les aborigènes australiens étaient trop primitifs pour qu’on doive en tenir compte.

C’est pour cette raison que la Couronne britannique a senti le besoin politique et s’est donné l’obligation juridique de conclure  des traités avec les Premières Nations canadiennes dès le 19e siècle, alors qu’il n’en fut rien à cette époque en Australie.

 

Inuit et Indiens

Au Canada, suite à un renvoi du gouvernement canadien, la Cour suprême a dû se demander en 1939 si le mot Indiens comprenait les Esquimaux (terme péjoratif qui aurait été donné aux Inuit par les Cris, leurs voisins, et qui signifierait mangeurs de chair fraîche, à la Michaëlle Jean).

La Constitution canadienne avait donné en 1867 au gouvernement fédéral la responsabilité des Indiens, mais Ottawa cherchait alors à se défiler de ses responsabilités, en invoquant le coût, l’éloignement et les différences ethniques.

La Cour suprême a étendu la définition d’Indiens aux Inuit, mais Ottawa a tout de même cherché à limiter son rôle et ne leur a jamais appliqué la Loi sur les Indiens.  Les Inuit n’ont jamais vécu dans des réserves et n’ont jamais bénéficié des immunités fiscales de cette loi.  A ce jour, le ministère des Affaires municipales du Québec joue un rôle important auprès des villages inuit du Nunavik, alors qu’il est absent des réserves amérindiennes.

 

Les Inuit et l’indépendance du Groënland

Le Canada a tout de fois toujours eu une attitude ambivalente envers les Inuit, et n’a jamais hésité à s’en servir lorsque des considérations stratégiques internationales paraissaient l’exiger.

Ces inquiétudes sur sa propre souveraineté l’ont ainsi amené à relocaliser des Inuit québécois par la tromperie dans des latitudes tellement éloignées qu’elles étaient impropres à toute occupation humaine, même à celle des Inuit, ce que les hauts fonctionnaires canadiens ignoraient ou ne voulaient pas savoir. Cette affaire a donné lieu à des excuses officielles (encore) et à une compensation il y a une quinzaine d’années.

La même attitude a cours aujourd’hui.  Devant les prétentions russes (dont le haut commandement militaire a menacé de mener une guerre pour l’Arctique il y a quelques mois), américaines (Washington reconnaît seulement la souveraineté canadienne sur les îles de l’Arctique, et non sur les eaux qui dégèlent) et danoises (malgré l’autonomie élargie du Groënland, Copenhague a conservé jusqu’ici le contrôle sur  la défense et les affaires étrangères, et partagera les revenus des ressources naturelles avec le gouvernement de l’île), le Canada offre aux Inuit de nombreux avantages, ce qui a donné lieu notamment à la création du gouvernement autonome du Nunavut en 1999.

Les Inuit, qui ont bien compris l’art politique de maximiser les retombées d’une occasion, pensent au long terme et se laissent utiliser par le Canada jusqu’à l’indépendance du Groënland.

 

Le Québec, absent du Conseil de l’Arctique

Il est plus que temps qu’un mouvement souverainiste qui veut être pris au sérieux recommence à s’intéresser à ces questions.  Jacques Parizeau et Jacques-Yvan Morin y avaient songé en leur temps.

Le Québec doit absolument demander à devenir membre du Conseil de l’Arctique, où siègent six États souverains et plusieurs organisations autochtones. La délégation du Danemark y est parfois dirigée par le premier ministre du Groënland, un État autonome non souverain.  Est-ce que ça devrait nous dire quelque chose? On voit mal comment le Canada pourrait s’opposer à la présence du Québec dans ces conditions et justifier son raisonnement. 


Convergence d’intérêts entre le Québec et les États-Unis

En 1992, devant la Commission d’étude des questions relatives à l’accession du Québec à la souveraineté de l’Assemblée nationale, un professeur de droit international américain, le professeur Jonathan Charney, une sommité mondiale en droit international maritime et conseiller juridique de la US Navy, est venu expliquer aux parlementaires québécois  que le gouvernement des États-Unis ne reconnaissait ni la souveraineté canadienne dans le golfe Saint-Laurent, ni dans les eaux de l’Arctique.

Le professeur Charney a ensuite publié une étude sur la question dans une revue juridique savante aux États-Unis.  Cela s’est passé sous Robert Bourassa.

Il pourrait y avoir une convergence d’intérêts entre le  Québec et les États-Unis au moment de l’accession à la souveraineté sur ces questions.  Pour le savoir, il faudrait réactiver sérieusement la réflexion sur ces questions, ce que l’on ne sent pas actuellement.

Le mouvement souverainiste est embourbé dans une vision étroite de lui-même.  Il lui manque une étincelle créatrice qui l’a déjà inspiré et une passion d’exister.  Le Québec ne fera pas la souveraineté contre qui que ce soit, mais pour manifester cette passion et cette créativité. 

 

Grand Nord et menaces de partition

En 1995, la menace de la partition du Québec était soulevée, notamment pour le motif que les territoires du Grand Nord québécois avaient été acquis par le Québec après 1867.

Cet argument est totalement fallacieux et incompatible avec l’état actuel du droit international, qui ne se préoccupe pas du tout de refaire l’histoire, mais plutôt d’assurer la stabilité du système politique mondial, tout en acceptant l’apparition de nouveaux États.

Cet argument peut aussi toutefois se retourner contre le Canada, qui n’avait pas la juridiction sur l’Arctique avant 1888, ni même la souveraineté internationale avant 1931. 

Trudeau disait que si le Canada est divisible, le Québec l’est aussi.  C’est peut-être l’argument le plus fallacieux de tous, et c’est peut-être dans l’Arctique que ce sera démontré.