Vague de suicides à France Télécom

2009/10/08 | Par Dr. Jean Dominique Leccia

L’auteur est psychiatre urbain et professeur adjoint à l'Université McGill de Montréal

La vague de suicide chez France Télécom est  un exemple dramatique, la pointe de l'iceberg d’une véritable épidémie silencieuse, et méconnue qui frappe prioritairement les hommes. Parmi les 24 suicides recensés, 23 dont le dernier, sont des hommes dans une compagnie dont 37 % du personnel est féminin.

La pratique clinique relayée par l’épidémiologie psychiatrique nous indique clairement que les hommes sont aujourd'hui prioritairement vulnérabilisés par un environnement qui leur échappe et qui altère leur image. Face à une réalité spatiale menaçante qui nous concerne tous, ils réagissent de manière plus impulsive et plus violente.
 

UNE ÉPIDÉMIE SEXUÉE

La clinique psychogéographique actuellement émergente permet de resituer le supposé déclin des hommes dans un contexte environnemental. Les hommes subissent de façon draconienne les altérations du milieu, car tendanciellement, ils entretiennent avec l’espace un rapport de maîtrise, de confrontation et parfois d’asservissement, bref un rapport d’extériorité.

La pratique clinique notamment à l’urgence où j’exerce depuis 30 ans permet de confirmer ce que l’épidémiologie nous apprend statistiquement : la déstabilisation environnementale provoque chez les hommes un véritable séisme physique qui se manifeste en termes de fatigue, d’épuisement, d’irritabilité ou de violence.

Lorsqu’ils sont en  état d’apesanteur, sinon un vague sentiment de « blues », ils sont incapables d’individualiser tristesse ou désespoir, qui sont les dernières balises de détresse signalant l’imminence d’un danger. Un danger d’autant plus grand que leur réalité, leur espace et leur image s’effondre, rupture, chômage, faillite, maladie, aujourd’hui simple vieillissement.

Ils se retrouvent individuellement fragilisés dans un contexte où le statut des hommes perd sa légitimité et que son image, notre moderne narcissisme, se dégrade ou s’altère.

La « virilité » fragilisée dans les sociétés post modernes par l’évolution des mœurs se retrouve au niveau planétaire, partout  impuissante à s’imposer dans des univers aujourd’hui en plein bouleversement.

Le tragique décompte des suicides d’hommes relève clairement d’une hypersensibilité aux transformations et menaces qui pèsent sur nos environnements. Les faits sont clairs.

 

UNE ÉPIDÉMIE TÉRRITORIALE

L’O.M.S. fait état non seulement en Occident, mais aussi en Chine, au Japon et en Afrique, de trois suicides d’hommes pour un de femme, en France l'Inserm  révèle que les  trois quarts des suicides sont commis par des hommes.

Nous sommes aujourd’hui mondialement frappés par une véritable épidémie de suicide qui touche, les jeunes hommes dont c’est la première cause de décès, mais aussi les  hommes a l’automne de la vie.

Cette épidémie meurtrière qui frappe la planète n’est pas répartie géographiquement de manière équitable.  Elle touche prioritairement  les territoires les plus instables où instabilisés. Régions déshéritées souvent éloignées. À titre d'exemple, en Espagne, des études indiquent qu’en Galicie, depuis 30 ans, le taux de suicide parmi les jeunes adultes a augmenté de 15 % dans les régions les plus démunies.

Des études épidémiologiques de l’OMS ont pu établir une progression de cette courbe ascendante des suicides des hommes en relation avec la détérioration de leurs conditions de vie.

Ces disparités territoriales dans le monde rural comme dans le monde industriel, se retrouve aujourd'hui au sein même de nos métropoles mondialisées. Une récente étude de Statistique Canada nous apprend qu’à Montréal, , indépendamment des revenus ou des aléas familiaux, les adolescents des quartiers pauvres risquent quatre fois plus de se suicider que ceux des quartiers riches.

Le quartier lui-même a un effet néfaste, « la pauvreté du quartier est un facteur de risque en soi ». Au centre-ville, parmi les jeunes itinérants aux prises avec les rigueurs de la rue, le taux de suicide médian est multiplié par trois.

Ce triste décompte Inégalitaires se retrouve selon des intensités diverses à Paris mais aussi dans toutes les métropoles planétaires, ou ghettos, quartiers et banlieues déshérités sont naturellement les plus à risque.

 

UNE ÉPIDÉMIE INTIME

Ce n’est pas seulement la  détérioration des environnements collectifs qui placent  les hommes en situation de danger mais aussi la brutale dégradation de leur propre milieu de vie.

En témoigne, la vague de suicides dans les prisons françaises notamment chez les plus jeunes détenus aux courtes peines. Pour les auteurs spécialisés,  la population carcérale présente un taux de suicides masculin  de quatre à onze fois, plus élevés qu'en milieu naturel et  il tend à augmenter pour l'ensemble des pays.

De la même manière, les fermetures ou réorganisation d’entreprise qui bouleversent la vie de milliers de travailleurs, s’accompagnent à chaque fois de tragédies individuelles.

La vague de suicides chez télécom n’est pas isolée,  à Montréal, où j’habite les exemples sont nombreux, des suicides sont survenus en banlieue dans des entreprises déstabilisées chez GM, chez Seagram et chez Alcatel dans l’est de la Métropole.

Ces suicides  viennent toujours assombrir une situation déjà tourmentée pour tous. Les victimes de la nouvelle économie mondialisée éprouvent  un sentiment d’impuissance destructeur qui les ronge, quand pour beaucoup leur  rôle de pourvoyeurs est brutalement compromis.

Ils se sentent trahies par des employeurs pour qui elles ont été de loyaux collaborateurs pendant une bonne partie de leur vie. Un abandon que vivent ceux dont la sphère privé se dérobe, faillites mais surtout ruptures.

Ces effondrements individuels sont la scène eux aussi de destruction, suicides bien sur mais aussi meurtres dont malheureusement les femmes sont les premières victimes. Tragique méprise.
 

DES ALLIÉES NATURELLES

Les femmes qui occupent de plus en plus les postes les plus exposés, santé, enseignement, aujourd’hui police et justice semble mieux résister à l'instabilité territoriale qui conduit les hommes a la mort.

On peut naturellement évoquer le fait que les femmes ont un réseau d'amies avec lesquelles elles échangent plus fréquemment, qu'elles acceptent plus facilement aussi de consulter d’être aidées.

L’éco féminisme voit dans cette résilience la trace d’un rapport plus proche avec la nature au travers de l’enfantement et de la gestation qui fait du corps de la femme un espace en lui-même où s’inaugure toute existence.

Peut-on faire l’hypothèse que cette proximité intime et organique permet aux femmes de mieux composer avec des situations d’instabilité environnementale, au cours desquelles elles retrouvent une place que leur avaient octroyée de nombreuses sociétés premières notamment amérindiennes?

Elles entretiendraient avec l'environnement un rapport d'intériorité tandis que les hommes le conçoivent dans un rapport d'extériorité qui lorsqu'elle devient adverse peut être meurtrière.

 

QUE FAIRE ?

D’abord naturellement toujours considérer les milieux naturels ou urbains non en relation avec leur rentabilité a court terme mais en préservant leurs équilibre a long terme pour éviter  leurs logique ségrégationniste et discriminatoire.

Le monde du travail doit être repensé en respectant le plus élémentaire des droits humains qui consiste à considérer l’autre comme mon semblable, alors qu’on s’embarque aujourd’hui dans une véritable jungle des rapports qui déshumanise les conditions de travail avec leur tragiques dérives.

Quand la situation est avancée, hors contrôle, comment faire pour inverser le mouvement vers l’abime. Les centaines d’hommes en détresse que nous avons reçu à l’urgence nous ont  appris qu’il fallait d’abord passer le cap de la crise en évitant l’isolement  dans un univers en pleine désolation.

Des recours d’urgence proactif  doivent être mis en place, ils doivent permettre un rapide recours a des lieux de paroles et d’échanges s’adressant a de jeunes détenus, a du personnels licenciés ou a des professions menacées, comme gardiens de prison et policiers, aujourd’hui le désespoir est contagieux : ces recours  devraient être étendus et disponibles à l’ensemble des hommes en détresse affective.

Dans une impasse ou le temps se confond avec l’instant, et où l’image se fait chair, ces accueils facile d’accès auront comme mission première de permettre  une mise en commun des situations et une mise en perspective du désarroi. Concrètement ne pas se sentir seul, savoir que d’autres sont dans le même bateau, se décharger du poids de l’histoire, ouvrir le champ social et profiler des horizons possible, bref s’évader du présent.

Le traitement de fond de cette épidémie son vaccin : le respect de nos environnements, individuels mais aussi collectif, régionaux ou  urbain. Face à une situation environnementale  menaçante, chacun d'entre nous doit  être attentifs à nos milieux de vie, les rendre plus chaleureux quand le néolibéralisme ambiant les détériore et nous divise.

Pour nous autres psys, s’impose d’offrir  des espaces thérapeutiques réparateurs, permettant à des hommes fragilisés jeunes ou vieux, de se retrouver, de se recomposer, de se reconnecter  avant qu’ils ne disparaissent sans un mot des écrans radar de la vie.