Scruntch

2009/11/16 | Par Yves Beauchemin

C'est le mot qui résume le mieux à mon avis  l'attitude de la Cour suprême du Canada  à l'égard du français au Québec. Un scruntch lent et méthodique, qui prend soin de conserver les apparences de la civilité et d'une sage modération, mais dont le but ultime semble être l'écrabouillement final de notre  langue et de notre culture. «  Kill them with kindness », disent les Anglais.

Le 22 octobre dernier, alors que tous les regards étaient tournés vers l'avalanche de boue qui déferlait sur Montréal, nos bons juges d'Ottawa invalidaient la loi 104.  Si on comprend bien le texte du jugement (mais pourra-t-on jamais le comprendre ? ), des élèves francophones et allophones qui n'en avaient pas le droit, pourront désormais passer au réseau scolaire anglais après avoir fréquenté une école anglaise non subventionnée, dite «école-passerelle», pourvu qu'ils remplissent certaines mystérieuses conditions qui tiennent davantage des sciences occultes que de la science juridique. 

Ce texte alambiqué et filandreux, agrémenté de  quelques anglicismes et impropriétés de termes, ergote pendant 51 articles en brassant des notions confuses ( « analyse subjective », parcours scolaire « authentique», évaluation « qualitative », etc) qui obscurcissent les choses au lieu de les éclaircir. Une affirmation généreuse est annulée trois pages plus loin par un sous-entendu qui va dans le sens contraire. Il se dégage du jugement un vague relent d'hypocrisie. Pauvre gouvernement québécois qui devra lui-même tout décortiquer ! Et c'est la Cour qui décidera ensuite si on l'a bien comprise !

Les juges appuient leur décision sur la constitution canadienne de 1982. Ils ne manquent pas de culot.  Aucun premier ministre du Québec, en effet, peu importe son allégeance politique, n'a accepté de signer cette constitution instaurée par Ottawa sans notre accord. Cela enlève au jugement, comme à tous ceux de même nature qui l'ont précédé depuis 1982, toute légitimité.

La décision de la Cour suprême est signée par un Québécois, Louis LeBel. C'est très habile. Ce jugement ordonne à Québec de charcuter lui-même sa loi, de façon à ce qu'il en porte l'odieux plutôt qu'Ottawa. C'est aussi très habile. La cour accorde un an à notre gouvernement  pour accomplir sa besogne : les esprits auront le temps de se calmer. C'est suprêmement habile.

Mais habileté ou pas, la loi 104 a été votée à l'unanimité en 2002 par l'Assemblée nationale ; chacun de ses députés avait été dûment élu par le peuple. Les juges de la Cour suprême, eux, sont nommés par le seul gouvernement fédéral et ne doivent aucun compte à la population.

Ils sont au nombre de sept : cinq anglophones et deux francophones. Même s'ils provenaient tous du Québec, cela ne nous serait guère utile, car chacun d'eux est choisi par le premier ministre du Canada en fonction de son orientation politique et sociale – le premier ministre d'un pays majoritairement anglophone qui ne pourrait pas rester au pouvoir sans être un farouche défenseur de l'unité canadienne.

Dés pipés. Partie inégale.

L'affaire est d'autant plus grotesque  que le premier ministre Harper a reconnu lui-même que le Québec formait une nation. Le Canada, si je ne m'abuse, forme donc l'autre. Par conséquent, avec ce jugement contre la loi 104, c'est une nation qui impose sa volonté à une autre – et sur un sujet qui concerne vitalement cette dernière. Un peu comme si la Cour suprême des États-Unis invalidait une loi mexicaine !

Ce jugement favorise un réseau scolaire anglophone qui attire plus que sa part normale d'étudiants et aggravera  la précarité du français à Montréal. Or, si le français perd à Montréal, le Québec perdra le français.

L'article 42 du jugement mérite qu'on s'y arrête. Le juge écrit : «  Selon la preuve, le nombre d'enfants  pouvant se faire admettre dans le réseau public anglophone après un passage dans une EPNS (école privée non subventionnée) reste relativement faible, bien qu'il semble augmenter graduellement. Par exemple, pour l'année scolaire 2001-2002, [...], un peu plus de 2 100 élèves inscrits dans les EPNS anglaises[...] ne détenaient pas de certificat d'admissibilité à l'enseignement en anglais. [...] ce nombre s'est accru. En effet, le nombre d'écoliers fréquentant une EPNS anglaise sans détenir de certificat d'admissibilité dépassait  4 000 pour l'année scolaire 2007-2008. Malgré cette augmentation, les effectifs en cause demeurent relativement faibles  [...] »

Deux remarques : (1) en cinq ans, le nombre de ces élèves illégaux avait quand même presque doublé ; (2) avec cette nouvelle brèche qu'on ouvre dans la loi 101, il ne pourra qu'augmentera encore davantage !

Nos adversaires tentent de nous rassurer. Les frais de scolarité de ces écoles non subventionnées sont si élevés, disent-ils, – plus de 15 000 $ par année – que seuls les parents riches pourront y envoyer leurs enfants.Vive la démocratie !

Mais gageons que de généreuses fondations apparaîtront comme par magie qui subventionneront à tour de bras ces écoles-passerelles afin d'abaisser leurs frais de scolarité et leur permettre ainsi d'accueillir encore plus d'étudiants. Peut-être même – sait-on jamais ? – que le fédéral financera lui-même une de ces fondations... Alors le Québec, furieux, ira de nouveau  parader naïvement devant la Cour suprême. Je pourrais quasiment écrire le jugement à sa place.

Ottawa sait depuis longtemps que l'autonomie linguistique peut mener à l'autre, la politique. Horreur ! Le Canada doit demeurer uni à tout prix, quitte à ce que notre langue s'étiole, puis disparaisse. Unity first ! Voilà pourquoi on grignote sans arrêt notre loi 101 tout en prenant soin de nous adresser de gentils sourires. Depuis 1980, on lui a imposé plus de 200   modifications, tous des affaiblissements. Bientôt il n'en restera plus que des débris symboliques.

Mais un fait demeure : la loi 101, même si elle origine d'un gouvernement indépendantiste, a été conçue comme une tentative de vivre en français à l'intérieur du Canada. Aucun de ses articles ne visait à l'indépendance.

C'était une loi démocratique et populaire, qui défendait les intérêts de la majorité en respectant ceux de la minorité. Par le long  travail de sape qu'il lui a fait subir, le Canada nous fait lui-même la démonstration que les Québécois ne peuvent espérer vivre dans leur langue à l'intérieur de ce pays, même s'ils sont majoritaires sur leur territoire.

Le temps est venu de réagir à l'insolence de ce qui est devenu une dictature judiciaire derrière laquelle se cachent des politiciens peu sympathiques à notre égard. Je ne prêche pas la révolution mais la mobilisation. Il faut expliquer aux Québécois les conséquences tragiques d'un effondrement du français. Le Québec doit faire fi de cette décision perfide présentée sur un coussin de velours. Qu'Ottawa, s'il le juge bon, vienne la faire appliquer lui-même chez nous. Alors, tout deviendra plus clair.

Comme il fallait s'y attendre, Jean Charest a décidé de courber la tête devant les directives de cette Cour suprême insensible au sort de notre langue. C'est inacceptable. Et c'est navrant.