Sept mandarins au chevet de Montréal

2009/11/25 | Par André Bouthillier

L’annonce de la Chambre de commerce de mettre sur pied un comité de mandarins pour conférer ses sagesses à la ville de Montréal, m’a vivement intrigué, avec cette impression de déjà-vu. Mémoire, mémoire… «Je me souviens» et je questionne.

Vivons-nous une épidémie de corruption ou est-ce le résultat d’un long processus de désagrégation du rôle de l’État dans notre société? À défaut de pandémie corruptrice, nous récoltons tout simplement les pépins de nos élites dirigeantes depuis le début de 1980, soit l’imbrication des affaires de l’État et celles du privé.

Sous l’impulsion du conseiller Madsen Pirie, éminence grise de la privatisation des années 1980, nous arrive le capitalisme populaire.

Son principe : chaque individu doit mener sa vie comme un entrepreneur, donc trouver ses besoins dans les services publics rendus disponibles par le secteur privé de l’économie. Ainsi chacun.e pourra assurer sa vie d’atome libre dans un monde qui n’est pas une société, comme il se plaisait à le dire, mais un groupe d’individus.

Le concept impose la privatisation des services de l’État, la déréglementation de la sphère publique et privée afin de laisser les forces du marché s’affronter. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale cautionnent l’idée par le financement d’une série de conférences à travers le monde. Au Canada, c’est le Fraser Institute de Colombie Britannique qui reçoit le mandat d’en convaincre les hauts fonctionnaires de l’État. 

Dès lors, les présidents/directeurs généraux des plus grandes entreprises canadiennes se réunissent mensuellement pour se coordonner et s’assurer de l’infiltration de leur vision dans tous les secteurs gouvernementaux. (1) La lutte des néolibéraux est lancée.

Adepte de cette idéologie, le Premier Ministre Robert Bourassa, élu en 1985, crée trois « Comités de sages » comprenant des banquiers et autres gens d’affaires pour se faire conseiller sur les meilleures façons de la mettre en pratique. Il nomme Pierre Fortier comme ministre délégué à la privatisation, Reed Scowen comme président du Comté sur la déréglementation, et Paul Gobeil, président du Conseil du trésor, a le mandat de la Révision des fonctions et des organisations gouvernementales. Gobeil donne le ton : « «Il faut « runner» l’État comme une business.», et voilà le gouvernement lancé dans un programme de démantèlement de l’État, encore à la mode aujourd’hui.

Au même moment, Jean Doré du RCM et maire de Montréal critique la lourdeur de la fonction publique et juge trop serrées les mesures de contrôle imposées au secteur privé par ses fonctionnaires municipaux. Subtilement, il transforme des départements de la Ville en sociétés paramunicipales facilitant la transition vers le secteur privé et offre Stationnement Montréal à la Chambre de commerce de Montréal, le marché Maisonneuve à l’Union des producteurs agricoles et les travaux publics au Fonds de solidarité de la FTQ ce dernier stoppé par le Syndicat des cols bleus de Montréal. Pour dorer le tout, monsieur le maire parvient à fonder une compagnie privée, pour organiser les fêtes du 350e de Montréal. La dite entreprise étant préservée de l’application de la loi d’accès à l’information, les émoluments de ses petits copains sont ainsi bien protégées.

La Communauté urbaine de Montréal n’est pas épargnée. Les garagistes du coin se voient octroyer l’entretien des autos patrouille des policiers au détriment des garages de la Ville. Aucune inspection des travaux par un technicien inspecteur n’est désormais nécessaire, le garagiste téléphone et hop on paie la facture pour changer un cardan sans justification. Finis les contrôles tatillons des fonctionnaires chargés de la qualité et du respect des cahiers de charge.

Finalement défait, le maire Doré voit ses efforts récompensés par un emploi chez Lavalin. Désormais, le travail de sape dans la fonction publique montréalaise, une des plus compétentes en Amérique, est sur les rails.

Au provincial en 1994, Jacques Parizeau arrive au pouvoir; la situation est si incestueuse entre le gouvernement et les grandes corporations du Québec, qu’il ordonne aux sociétés d’État de cesser toute cotisation de membership au Conseil du Patronat. Malgré cette prise de position, il lie plusieurs subventions destinées au secteur de l’éducation ou de la santé, à l’obligation d’engager le secteur privé pour la réalisation de travaux, il devient alors impossible pour une commission scolaire ou la direction d’un hôpital d’en appeler à ses propres employés. 

C’est sous l’égide du « lucide » Lucien Bouchard que les réseaux d’eau de la province sont mis en péril. Il confie à Rémy Trudel, député d’Abitibi, ministre des Affaires municipales, la responsabilité de la privatisation de l’eau au Québec. Le Conseil des ministres le suit et adopte la «Proposition d’un modèle québécois de privatisation des services d’eau». Avec la connivence du Fonds de solidarité de la FTQ et de Lavalin, ils offrent à des syndicalistes cols bleus un voyage en France, toutes dépenses payées, pour leur vanter les mérites de La Lyonnaise des eaux. Heureusement, la Coalition Eau Secoursveille au grain et fait reculer le ministre.

De 1997 à 2008, les gouvernements péquiste et libéral nomment trois comités sur l’allégement réglementaire : deux sont dirigés par Bernard Lemaire de Cascades et un par Raymond Dutil de Procycle. Leurs recommandations poussent aussi loin que de conseiller au ministère de l’Environnement de ne plus étudier les plans et devis de construction des établissements industriels lors de l’analyse environnementale des projets.

Pierre Bourque, nouveau maire de Montréal en 1994, forme des comités de gens d’affaires pour analyser près de 50 activités susceptibles d’être sous-traitées ou privatisées. N’oublions pas que depuis le programme d’attrition du personnel du maire Jean Drapeau, la Ville s’est délestée de 10,000 postes d’employés dans tous les secteurs municipaux : cols bleus, cols blancs, ingénieurs, architectes et professionnels. L’expertise chèrement acquise en est réduite tout autant, avec la conséquence d’un flagrant manque d’effectifs pour la planification et l’opérationnalisation des travaux. Aujourd’hui en 2009, le Vérificateur de la ville de Montréal le confirme.

En 2001, la situation se corse davantage avec Bernard Landry comme Premier ministre; la collusion avec le secteur privé prend son essor dans plusieurs ministères comme celui des Transports. Son règne nous lègue l’Institut des partenariats public-privé que le Président du Conseil du Trésor, M Joseph Facal, a développé

Dès le premier mandat de Gérald Tremblay comme maire de Montréal, les firmes d'ingénierie deviennent un rouage influent dans le processus de sélection d’entreprise et rédigent même des appels d'offres en lieu et place de la Ville. Les contrats qui en découlent, se comptent en dizaines de millions de dollars par année. Pour le conseiller dans le domaine de la gestion municipale, le maire s’appuie, lui aussi, sur un comité de gens d’affaires.

En 2003, Jean Charest devient Premier Ministre et scelle le concept de réingénierie de l’État, mot qu’il rebaptisera du terme plus racoleur de Modernisation de l’État; en fait, il s’agit d’une nouvelle appellation pour continuer la privatisation et sous-traitance des affaires de l’État. 

La consécration revient au ministère des Transports (MTQ) qui invite le secteur privé à s’impliquer dans chacune des étapes et dans le choix de sélection d’un entrepreneur. «Il y a lieu de constater une augmentation substantielle du recours au privé. Et la tendance est à la hausse», a reconnu Réal Grégoire, membre de la Direction des communications du MTQ. Par ailleurs, les règles d'attribution ont été modifiées depuis le 1er octobre 2008, le seuil obligeant le MTQ à lancer un appel d'offres public est passé de 25 000 à 100 000$. Tous les contrats de moins de 100 000 $ pourront être accordés de gré à gré ou selon la formule d'appel d'offres «sur invitation».

Évidemment ce long parcours depuis les années 80 a réuni présidents de centrales syndicales et leaders du monde de la construction, hauts fonctionnaires et firmes d’ingénierie, de communication et de comptabilité. Toutes les sociétés paramunicipales, parapubliques et péripubliques évoluent désormais avec des plans d’affaires comme les entreprises privées, des amitiés se sont nouées et voilà que ce beau club public-privé ne trouve plus de ligne de démarcation entre leurs intérêts corporatistes, d’affaires et le bien commun.

Le monde de l’enseignement universitaire a suivi la tangente; l’École nationale d’administration publique du Québec chargée de la formation des prochains hauts fonctionnaires québécois promeut l’État minimal et le privé maximal. La dérive idéologique divague jusqu’à embaucher un ancien politicien français, Alain Juppé, banni de la vie politique par les tribunaux français pour « abus de confiance, recel d’abus et de biens sociaux et prise illégale d’intérêt » et condamné à 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité à tout poste électif de l’État. Cette icône de moralité devient professeur de sciences politiques à Montréal. Pour farcir le tout, leur commissaire à l’éthique a démissionné en 2009 pour cause de trafic des données.

Face à cette trame d’éthique et de collusion orchestrée entre élus.es et chef d’entreprises, la réponse «Je ne suis pas au courant» des politiciens.nes innocents ou carrément corrompus est indéfendable. 

Nos universités, nos écoles ne disposent-elles pas de cette richesse de références et de savoir? N’y trouve-t-on pas le texte d’Henry Mayahew, un historien britannique, qui relève dès 1850, pas 1950 mais bien 1850, les problèmes liés à la privatisation :

-         Escroquerie face aux gouvernements locaux;

-         Bénéfices excessifs;

-         Pratiques monopolistiques de fixation des prix;

-         Corruption des administrateurs publics;

-         Pots de vin à profusion;

-         Exploitation éhontée des travailleurs en rognant sur les taux salariaux;

-         Fourniture de services publics de mauvaise qualité, menace sur la santé publique et abandon de leurs obligations contractuelles (fausses faillites) quand des profits disparaissent.


Depuis 1980, les éditoriaux des médias québécois encensent la déréglementation en vertu de l’octroi rapide de contrats au secteur privé, sans trop de vérification. «Pas le temps» disent-ils. Pour promouvoir le démantèlement de l’État, ils usent de la bonne vieille sémantique des gestionnaires des Hautes études commerciales : affermage, allocation directe, clef en main, décentralisation, déréglementation, désengagement, filialisation, partenariat public-privé, privatisation, rationalisation, relocation, sous-traitance, impartition, adjudication, faire-faire, contrat à forfait, tarification, gestion déléguée, recentrage de la mission, introduction de la concurrence, ad nauseam!

Qu’aujourd’hui les éditorialistes des journaux de Monsieur Desmarais braillent publiquement sur le manque d’éthique des Tremblay, Whissel, Labonté et autres; qu’ils s’irritent au constat de l’acoquinement des gens d’affaires avec les politiciens est d’une hypocrisie sans borne.

Tout parti confondu, les politiciens ont voulu créer Québec Inc. et l’ont fait d’une façon sauvage en tenant compte uniquement de la liberté des entreprises au détriment de la société représentée par l’État. Corruption? Collusion? Ces compagnies se vantent d’être des bâtisseurs du patrimoine d’une économie québécoise enrichie, alors que telles des sangsues elles ne savent que s’agglutiner aux ressources de l’État.

Fait inquiétant, la privatisation et la corruption en copulation peuvent éventuellement aggraver les disparités économiques et favoriser la criminalité organisée. Une corruption qui se développe sans entrave, empêche l’épanouissement de la démocratie et risque d’amener au pouvoir une dictature populiste, une dictature molle et conservatrice à la Harper ou impétueuse à la Duplessis. C’est bien le genre de « leader » que se cherche présentement l’ADQ.

Depuis 2008, le couvercle du presto siffle autant à Montréal qu’ailleurs au Québec, le gouvernement Charest ne peut engager une enquête publique sans ternir la réputation de toute la classe politique du Québec.

Et voilà que, retour case départ, la Chambre de commerce de Montréal nous offre la solution d’un Comité de 7 mandarins (démodés les sages), où se retrouveront le même Marcel Côté de l’époque de Robert Bourassa et un André Boisclair affublé d’un cours d’économie d’été à la Harvard où s’inscrivent surtout des enfants de dictateurs du tiers monde. Je le revois à la télévision, mine contrite, plaider pour ces pauvres entrepreneurs et promoteurs québécois obligés de répondre aux règles capricieuses d’appels d’offre et de cahiers de charge. D’un élan du coeur, il lance «Il faut libérer le Capital! »; même genre de cadeau que la Chambre de commerce souhaite faire à Montréal…

Si la sagesse consiste à apprendre de nos erreurs et surtout à les corriger, qu’ont donc retenu ces Québécois et Québécoises ayant chacun une once de pouvoir?

 

Mandarin : Haut fonctionnaire de l’empire chinois, choisi par concours. • Homme cultivé et influent, détenteur de titres

Sage : Personne réputée pour sa compétence et son objectivité, désignée pour conseiller un gouvernement en matière économique et sociale, pour examiner un projet.


(1)   Tony Clarke – Silent coup. Confronting the Big Business Takeover of Canada. Co-published by Canadian Centre for Policy Alternatives and James Lorimer & Company Ltd. 1997