Faut-il brûler Lévi-Strauss ?

2009/11/30 | Par Louise Mailloux

Le concert d’éloges qui a suivi le décès de Claude Lévi-Strauss nous a rappelés son immense contribution à l’ethnologie mais ne semble pas avoir donné la pleine mesure de sa pensée quant à la profonde influence de celle-ci dans nos vies.

Mort centenaire, on pourrait croire que la postérité de Lévi-Strauss est disparue bien avant lui et que les belles années du structuralisme sont loin, très loin derrière nous.

Or, il n’en est rien puisque notre modernité respire et s’abreuve constamment de ses idées qui façonnent toujours notre univers politique et en constituent très certainement le plus grand dénominateur commun.

En changeant radicalement la perception des autres et de nous-mêmes, Lévi-Strauss nous a donné un nouveau paradigme dont nous sommes encore largement tributaires. Pour le meilleur et pour le pire.

De tous ceux qui jusqu’à maintenant ont parlé de l’homme, je dirais que Lévi-Strauss est probablement le plus vivant de tous. Et que nous sommes ses enfants qui s’ignorons…

 

Lévi-Strauss : le Copernic de l’anthropologie

Non la terre n’est plus au centre du monde et nous ne sommes plus en son centre. Le monde est désormais ouvert et l’infini est partout. Quant à l’homme, il devra désormais se débrouiller tout seul pour ouvrir ses huîtres! Lorsque Copernic nous a appris cela, notre vision du monde et de nous-mêmes a totalement changé. Et depuis ce temps, le monde va autrement.

Contrairement à ses prédécesseurs, Lévi-Strauss refusera de diviser le monde en deux avec d’un côté, l’Occident civilisé enfin débarrassé de ses plumes et persuadé de sa supériorité, et de l’autre, les lointains sauvages aux pieds nus encore empêtrés dans l’enfance de l’humanité.

C’est en rompant avec cette perspective ethnocentrique que Lévi-Strauss décolonisera l’anthropologie, considérant chaque culture comme une richesse et une singularité à préserver, refusant à chacune le monopole de l’universalité et relativisant par le fait même la culture occidentale à n’être qu’une culture parmi d’autres, un murmure excusable dans l’infini diversité des mondes. Ainsi par un habile renversement, l’Occident deviendra l’Amazonie qui deviendra à son tour Paris.

Les primitifs se changeront en ex-primitifs et les civilisés en d’affreux barbares croyant à la barbarie. On imaginait notre monde à moitié plein alors que Lévi-Strauss nous l’a fait voir à moitié vide. Et c’est depuis ce temps que le monde va tout autrement.

 

Le monde selon Lévi-Strauss

Héritier du rationalisme, Lévi-Strauss nous dira que l’homme est partout pareil car sous l’apparente diversité culturelle se révèlent une pensée complexe et des règles sociales d’une étonnante uniformité.

L’autre lointain devient ainsi mon parent proche pas si différent de ma sœur que je connais par coeur. De cette parenté élémentaire, Lévi-Strauss en conclura à l’égale importance des cultures, se refusant d’accorder à l’une d’entre elles une quelconque supériorité.

Le respect de toute culture devint dès lors la norme de notre rectitude politique, au  point où Lévi-Strauss lui-même ira jusqu’à s’opposer à l’entrée des femmes à l’Académie française au nom du respect du rituel!

Pour les structuralistes, la seule religion qui est permise est celle de la différence. Fini la hiérarchie entre les peuples et les cultures, fini aussi l’histoire qui progresse, comme les Lumières et le marxisme nous l’ont promise, et débouche sur La Civilisation et le savon.

Il n’y a plus nulle part de vérités qui tiennent mais rien que des valeurs observables que nous devons respecter parce que nous ne disposons plus d’aucun critère qui nous permettrait de trancher. Et que ce serait faire preuve d’une bien grande violence à l’égard de l’autre que de vouloir porter un jugement de valeur sur sa culture.

Après tout, qui sommes-nous pour dire aux autres comment vivre et comment s’habiller? N’était-ce pas ainsi que le Président Obama a défendu le port du voile lors de son voyage l’été dernier dans des pays musulmans?

Dans la deuxième moitié du XXième siècle, la pensée de Lévi-Strauss a fourni des arguments à la littérature anti-impérialiste et tiers-mondiste mais elle a également injecté une bonne dose de honte et de culpabilité à cet Occident colonialiste et impérialiste qui détruisait des cultures en voulant imposer la sienne.

Fallait-il s’étonner alors de voir un Michel Foucault et une bonne partie de l’intelligentsia française mettre sur le même plan les guerres de libération nationales et saluer favorablement l’arrivée des ayatollahs en Iran?

 

Le monde depuis Lévi-Strauss

On a souvent dit de la modernité qu’elle était celle de la fin de l’Histoire et du politique. Lipovetsky avait une belle formule pour résumer cela en parlant de L’ère du vide. Lévi-Strauss a largement contribué à nous propulser dans ce vide social et intellectuel en posant les prémisses d’une pensée inodore et incolore qui nous privent de la faculté de juger, de choisir, de s’opposer et de s’affirmer, mettant ainsi sur le même plan la charia et les Droits de l’Homme, l’excision et la chirurgie esthétique comme l’a fait Germaine Greer, le voile islamique et l’hypersexualisation des filles.

Avec Lévi-Strauss, nous avons perdu le droit d’être scandalisé, révolté, outré parce que toute différence culturelle impose sa norme et sa tyrannie au nom du respect et de la démocratie alors que tout référent fondateur est perçu comme une violence, comme du racisme ou de la xénophobie. 

Mais la pire des violences n’est-elle pas de s’interdire de juger des traditions et des pratiques culturelles qui contredisent nos avancées politiques en termes d’égalité? La démocratie n’est-elle pas préférable à la théocratie? Et l’égalité des sexes n’est-elle pas supérieure à l’oppression des femmes? Cette victoire récente sur le patriarcat ne peut-elle pas être qualifiée de progrès?

Devrions-nous renoncer à la portée universelle des Droits de l’Homme sous prétexte qu’ils sont issus de la culture occidentale et qu’ils contredisent les enseignements du Coran? L’égalité des sexes ne serait-elle donc valable que pour les femmes occidentales?

Devrait-on accepter le sexisme sous prétexte qu’il se drape subtilement dans une identité culturelle non occidentale? Lévi-Strauss nous a fait perdre pied mais est-ce une raison pour perdre la tête?

De plus en plus, la religion se présente comme un marqueur important de l’identité culturelle et le relativisme hérité de Lévi-Strauss fonde le multiculturalisme et alimente généreusement les intégrismes religieux qui au nom du respect des différences culturelles contestent les Droits de l’Homme et menacent nos libertés les plus fondamentales.

Ce relativisme fournit également une zone de confort à une gauche qui a toujours eu pour tradition d’être antiraciste  et qui a abandonné le combat laïque des Lumières pour se porter comme Québec solidaire à la défense des intégristes musulmans.

Enfin il rend aussi l’affirmation identitaire de la majorité des québécois suspecte et coupable de crispation identitaire. On connaît bien la chanson!

Mort Lévi-Strauss? N’en croyez rien, car sa pensée est bien vivante et constitue l’immense toile de fond sur laquelle se joue à court terme l’avenir politique de nos démocraties. Lévi-Strauss est en nous et devant nous. Lévi-Strauss est partout. Dites, faut-il brûler Lévi-Strauss?