Quand les agences privées cannibalisent le secteur public

2010/02/15 | Par Maude Messier

La semaine dernière, suite à un reportage de Radio-Canada, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Yves Bolduc, signalait son intention de restreindre, voire d’éliminer, les recours aux infirmières d’agences privées dans les établissements de santé du réseau public du Québec.

Pour Régine Laurent, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), le discours du gouvernement ne s’accorde en rien avec ses actions: «C’est clair que la volonté politique va au privé, ils ont tout fait pour mettre en place des conditions facilitantes.»

Rencontrée par L’aut’journal dans les bureaux de la FIQ à Montréal, Mme Laurent affirme que «le gouvernement est malhonnête dans ses déclarations et qu’il berne la population quant à ses véritables ambitions».

Dans les faits et en dépit de ce qu’il prétend publiquement, «ni les établissements publics ni les agences régionales n’ont reçu de directives écrites par le ministère les incitant à limiter les recours aux entreprises privées de placement en soins».

«La gestion au jour le jour, sans perspective à long terme, est responsable de l’actuelle pénurie de main-d’œuvre qui sévit dans les établissements de santé», insiste la présidente.

Avec la dégradation constante des conditions de travail, des salaires, du climat de travail et l’augmentation des heures supplémentaires obligatoires, il n’est pas étonnant que les infirmières soient de plus en plus nombreuses à se tourner vers le privé, ce qui accentue dramatiquement la pénurie.

Pour pallier aux besoins immédiats de main-d’oeuvre, les gestionnaires d’établissements «optent pour la facilité en recourant aux services des agences privées». Ce qui ne devait être qu’une solution temporaire s’est établit comme une pratique systématique très lucrative pour les agences.

Des agences cotées en bourse

Les agences privées de placement en soins existent depuis plusieurs années. C’est toutefois la croissance sans précédent de ce secteur économique qui préoccupe la FIQ, à ce point qu’un comité de travail pour analyser le phénomène et ses répercussions dans le réseau public de santé a été mis sur pied. L’aut’journal a rencontré des représentantes de ce comité.

Pas moins de 145 entreprises de placement en soins, dont 102 ont été créées après les années 2000 ont été répertoriées. La majorité d’entre-elles sont des PME, mais certaines sont de véritables multinationales qui emploient des milliers de travailleurs et de travailleuses. Quelques-unes sont même cotées en bourse.

Pour le personnel en soins infirmiers seulement, plus de 1,9 millions d’heures ont été travaillées par la main-d’œuvre indépendante en 2007-2008. Voilà qui se traduit par plus de 90 millions de dollars dépensés par les établissements publics pour des services privés uniquement dans la région de Montréal. Pour l’ensemble du Québec, cette somme grimpe à un peu plus de 158 millions de dollars.

Il est à noter que l’offre de services des entreprises privées ne se limite pas seulement au corps infirmier Elles proposent aussi un large éventail de catégories d’emplois: préposés aux bénéficiaires, inhalothérapeutes, physiothérapeutes, ergothérapeute, orthophonistes et même des cadres, telles des infirmières-chefs.

Près de 60% des établissements à travers le Québec utilisent les services des entreprises privées de placement en soins selon la FIQ. Dans certains cas, jusqu’à 40% des heures travaillées ont été effectuées par du personnel en provenance du privé.

L’augmentation des effectifs des agences privées est révélatrice de l’effervescence de leurs activités. Depuis 2004-2005, le nombre d’infirmières exerçant pour le compte d’une agence privée a augmenté de 44%. La proportion des infirmières travaillant exclusivement pour le compte d’une agence privée a bondi de 65% pour la même période.

Créer une pénurie pour faire entrer le privé

«On n’est pas dupes; le gouvernement multiplie les changements dans le réseau, mais il n’a aucune vision à long terme.» Maintenir la pénurie de main-d’œuvre serait-elle une manœuvre gouvernementale pour favoriser l’incursion progressive du secteur privé dans le réseau?

«On ne le dira pas tout haut, mais disons qu’on le pense fort!». La présidente de la FIQ estime que le gouvernement est bien le seul à blâmer pour avoir créé de toutes pièces la situation insoutenable qui sévit dans les établissements publics.

Dans les faits, le secteur privé concurrence le réseau public sur le recrutement de la main-d’œuvre pour ensuite lui louer à fort prix ses services. Le développement des agences de placement en soins alimente l’exode des infirmières vers le privé, favorise la privatisation de la dispensation des soins au Québec et plonge le réseau public dans un cercle vicieux de dépendance pour la dispensation de soins de base.

L’aberration est telle que cet asservissement dépouille le réseau public d’une expertise formée à même le réseau public d’éducation et de formation professionnelle, financé par les deniers publics. C’est donc dire que les contribuables paient deux fois plus cher pour des soins de santé de base.

Quand hauts fonctionnaires et ministres passent au privé

«Même les ministres passent au privé, c’est tout dire!», insiste Mme Laurent en rappelant que les entreprises privées en services médicaux occupent une place de choix dans la communauté des affaires. Encensés pour leur «entrepreneurship», les propriétaires des agences privées sont considérés comme des acteurs économiques de premier plan. À qui profite donc la privatisation des soins?

Les agences privées sont des entreprises comme les autres, avec pour seul objectif de générer des profits, toujours plus de profits. Et il y a beaucoup d’argent à faire sur le dos des malades. En ne faisant rien pour freiner l’hémorragie du réseau public et en recourant allègrement aux agences, le gouvernement s’assujettie délibérément aux intérêts privés et à des coûts qu’il ne contrôle désormais plus.

Stratégie douteuse et périlleuse pour un gouvernement qui s’agite furieusement contre le «gouffre» des finances publiques du Québec.

Pour la FIQ, le fait que plusieurs propriétaires et gestionnaires des agences de placement en soins soient issus du réseau public soulève des questions d’éthique et de trafic d’influence. À titre d’exemples, à St-Hyacinthe, une gestionnaire du réseau public était aussi co-propriétaire d’une agence privée en placement de soins. Bien sûr, elle affirme ne pas avoir fait de recrutement pour son entreprise à même son milieu de travail.

Le Groupe Santé SEDNA, qui se spécialise dans l’administration et la prestation de services de soins de santé et dont le chiffre d’affaires atteint des millions de dollars, est présidé par nul autre que Michel Clair, ex-président de la Commission Clair. Faut-il insister sur le fait que, dans son rapport final, le commissaire favorisait l’accroissement de la participation du secteur privé dans la santé?

Mme Anne Côté, vice-présidente aux affaires corporatives et secrétaire du Groupe Santé SEDNA, a siégé à la Commission Arpin en 1999, commission qui avait pour objet d’étude le rôle du secteur privé dans le réseau de santé.

Ces exemples ne sont pas des cas isolés et témoignent de tout l’intérêt de ces entrepreneurs à cette occasion d’affaires des plus lucratives. Régine Laurent s’indigne de toute cette fourberie autour des groupes d’études, des commissions et des recommandations d’«experts».

Le deuxième fascicule du Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques est un bel exemple de cette mascarade: «Le deuxième fascicule du prétendu groupe d’experts est sans surprise pour nous. C’est un document «dis-moi ce que je veux entendre» commandé par le gouvernement. À les entendre, on est le pire pays du monde, ce qui est absolument faux. C’est drôle, on n’entend jamais parler des actifs du Québec. Ce n’est qu’une campagne de peur.»

À son avis, le gouvernement use de stratégies pour créer des «bulles de spécialistes et de gestionnaires», à l’exemple d’Infrastructures Québec qui succède à l’Agence des PPP et de l’Institut national d’excellence en santé.

Ces individus occupent des postes décisionnels importants, ne sont pas élus et agissent sur les recommandations d’«experts», lesquels partagent une vision commune quant à l’accroissement des activités du privé dans le réseau de santé… quand ils n’y ont pas carrément des intérêts financiers. «On va se retrouver bien vite avec un problème d’imputabilité. C’est vicieux et trompeur de la part du gouvernement.»

Pour la FIQ, il est impératif de débattre publiquement de l’avenir du réseau public de santé du Québec: «La FIQ réclame des États généraux sur la santé. Si le gouvernement réunit tout le gratin pour réfléchir à l’avenir des finances publiques, comme il l’a fait à Lévis, pourquoi ne pas le faire pour la santé si l’avenir du réseau public le préoccupe vraiment?» La demande de la FIQ demeure toujours sans réponse du gouvernement.