Afghanistan : Washington préfère-t-il Ignatieff à Harper?

2010/04/22 | Par Pierre Dubuc

Difficile, semble-t-il, pour un gouvernement minoritaire, comme de celui de Stephen Harper, de faire son lit sur l’avenir de la mission en Afghanistan après 2011.

Officiellement, le gouvernement Harper a annoncé  – et répété à plusieurs reprises – que la mission prendrait fin en 2011. Malgré cela, la plupart des observateurs politiques sont sceptiques. On rappelle l’engouement de Stephen Harper pour la guerre et sa volonté de redéfinir l’identité canadienne autour de la politique extérieure, de la Défense et de l’armée.

Mais le premier ministre doit penser à sa réélection et il lit comme tout le monde les sondages. Ceux-ci lui apprennent que plus de 60% de la population canadienne s’oppose à la poursuite de la participation à une guerre qui a déjà coûté des milliards de dollars, la vie de 142 soldats et un nombre beaucoup plus élevé – et gardé secret – de blessés.

De plus, les succès militaires ne sont pas au rendez-vous. Les journaux canadiens ont été très discrets sur les résultats de la « grande offensive » de ce printemps. Mais, selon le Canard Enchaîné, qui cite des sources militaires françaises, celle-ci aurait été un échec.

Cette guerre est de plus en plus difficile à justifier. Les grands « idéaux » du départ – instaurer la démocratie, émanciper les femmes afghanes – ne sont même plus invoqués. Le Premier ministre Harper a déjà reconnu que la guerre « ne pouvait être gagnée » et le président Hamid Karzai menace même de joindre les rangs des forces insurrectionnelles !

Donc, rien de particulièrement enthousiasmant à  vendre à l’électorat canadien de la part d’un gouvernement minoritaire qui peut se retrouver n’importe quand en élections. On a donc le sentiment que le gouvernement Harper préférerait retirer les troupes canadiennes de l’Afghanistan pour les déployer au Congo en appui aux compagnies minières canadiennes qui pillent le pays.


Le message d’Hillary Clinton

Mais les Etats-Unis ne l’entendent pas ainsi. La secrétaire d’État Hillary Clinton l’a fait savoir publiquement lors de sa récente visite au Canada alors qu’elle a officiellement demandé au Canada de maintenir un soutien « visible » en Afghanistan après 2011.

L’alignement pro-américain de Stephen Harper est bien connu, mais il avait beaucoup plus d’affinités avec l’administration Bush qu’avec celle de Barack Obama. Il est manifeste qu’il se fait  aujourd’hui tirer l’oreille. Ce qui lui a valu trois rebuffades publiques d’Hillary Clinton, une sur l’Afghanistan, une autre sur la question de l’avortement dans l’aide internationale et une dernière sur la composition du comité devant se pencher sur la souveraineté dans l’Arctique.

En fait, l’administration Obama a une carte secrète dans son jeu pour faire pression sur Harper en la personne du chef de l’Opposition officielle, Michael Ignatieff.


La carte cachée de l’administration Obama

Alors qu’il était directeur du Carr Center for Human Rights Policy de l’Université Harvard, Michael Ignatieff a appuyé toutes les politiques de l’administration Bush dans de longs articles publiés dans le prestigieux magazine dominical du New York Times. Il a réclamé l’invasion de l’Irak avant que l’administration Bush en prenne la décision, il a soutenu le Patriot Act et toutes les mesures l’accompagnant de la torture, aux assassinats sélectifs et jusqu’aux guerres préemptives.

Auparavant, alors qu’il couvrait les conflits dans les Balkans à titre de reporter pour la BBC, il a appuyé les bombardements de la Serbie, critiquant même l’establishment militaire américain pour sa retenue !

À cette époque, il s’est lié d’amitié avec Richard Hoolbrooke, le proconsul américain dans les Balkans, qui est aujourd’hui l’envoyé spécial du président Obama en Afghanistan.

Revenu au Canada après plus de 25 ans d’absence, pour se présenter sous la bannière libérale à l’invitation des éléments les plus pro-américains du Parti libéral, Michael Ignatieff est celui qui a permis la première prolongation de la mission en Afghanistan jusqu’en 2009, en regroupant autour de lui deux douzaines de députés libéraux, permettant ainsi l’adoption de justesse de la motion du gouvernement Harper. Le premier ministre avait alors traversé le parquet de la Chambre des communes pour lui serrer la main.

Plus tard, alors que son chef Stéphane Dion était pour s’opposer à une motion demandant une nouvelle prolongation jusqu’en 2011, Michael Ignatieff s’est empressé de proposer un amendement que le Premier ministre Harper a rapidement inclus dans sa motion, ce qui en a permis l’adoption.

Maintenant que l’élite de la côte Est américaine – avec laquelle Ignatieff a frayé lorsqu’il était à Harvard – se retrouve de nouveau au pouvoir avec l’administration Obama, Hillary Clinton sait qu’elle a un allié de taille dans un Michael Ignatieff qui essaie de reprendre en mains un Parti libéral accusé de « dérive pacifiste » par la classe dirigeante américaine par suite de la décision du gouvernement Chrétien de ne pas appuyer l’invasion de l’Irak et des gouvernements Chrétien et Martin de ne pas participer au Bouclier anti-missiles.

Les critiques de la secrétaire d’État américaine à Stephen Harper visaient à lui faire comprendre que Washington pourrait bien appuyer – discrètement, bien entendu – son adversaire politique, s’il ne répond pas positivement à ses demandes. Et, pour corroborer ses dires, Michael Ignatieff intervenait publiquement les jours suivants pour appuyer l’idée du maintien d’une présence canadienne en Afghanistan après 2011, mais dans le cadre d’une mission redéfinie.


Une redéfinition de la mission canadienne?

Le rôle du Canada pourrait être revu pour donner l’illusion que les forces armées ne participent plus aux combats après 2011. On a évoqué la possibilité de confier au Canada la formation de l’armée et de la police afghanes. Mais, là encore, les perspectives ne sont pas réjouissantes.

Dans son édition du 7 avril, le Canard Enchaîné  écrit, sous la plume de Claude Angeli, citant des membres de l’état-major français, que « si l’on décompte les morts (peu nombreux), les blessés, les désertions et les démissions, les bataillons afghans engagés au combat viennent de perdre 60% de leurs effectifs ».

Citant un autre rapport, cette fois sur la police, Claude Angeli écrit que « lors des séances de recrutement, selon les tests effectués, plus de la moitié des candidats-flics se révèlent être des consommateurs de drogues ».

« Quant aux qualités des policiers déjà en activité, les officiers français les décrivent ainsi, selon les termes utilisés par les services américains : corruption, désertions (après quatre mois d’activité), alcoolisme, racket aux barrages, brutalité envers la population, même à l’égard des enfants. Mieux, plus du quart des effectifs enregistrés sont des ‘‘policiers fantômes’’, ce qui permet aux chefs locaux de s’attribuer leur solde », poursuit le Canard Enchaîné.

Avec Michael Ignatieff et Stephen Harper, les Etats-Unis comptent sur deux alliés inconditionnels et le Canada risque de s’enliser pendant de longues années dans le « merdier » afghan, pour emprunter les termes de l’état-major français, si aucune opposition structurée ne se manifeste.


Pierre Dubuc est l’auteur de Michael Ignatief au service de l’empire, une tradition familiale, Éditions Michel Brûlé.