The Dragonfly of Chicoutimi au Festival TransAmériques

2010/06/02 | Par Marie-Paule Grimaldi

Depuis plus de trente ans, le théâtre PàP ne fait pas dans la dentelle sans pour autant glisser dans la simple provocation. L’audace et l’élégance signent les productions de la compagnie qui s’attachent généralement à de nouvelles créations (tel Rouge Gueule ou Porc-Épic présentés lors de la saison régulière), mais ce goût du risque bien fait est plus que jamais prononcé avec la reprise de la pièce The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay dans le cadre du Festival TransAmériques.

En 1993, la pièce avait fait marque au FTA justement, par son texte aux multiples facettes mais surtout pour la performance de Jean-Louis Millette, qui avait trouvé avec ce monologue d’une heure vingt (exercice encore rare à l’époque) le rôle de sa vie. Depuis le décès de l’acteur, personne au Québec n’avait osé reprendre ce texte qui portait désormais son visage.

Pourtant le texte, plein d’urgence politique et sociale au moment de sa création, n’a rien perdu de sa nécessité. Et c’est cette volonté qui a animé les deux directeurs artistiques du PàP, Claude Poissant et Patrice Dubois, l’impérieux besoin de dire, mais en empruntant une forme complètement différente.

Ainsi en 2010, c’est une chorale à cinq voix qui porte le Dragonfly, cinq acteurs pour un seul homme, Gaston Talbot, « born in Chicoutimi, a word that means up to where the water is shallow », un chœur qui fait plus que jamais résonner l’importance de la pièce.

Cette définition de Chicoutimi sera déclinée plusieurs fois, de manière de plus en plus misérable et crue, comme Gaston Tablot se décline lui-même, son identité, son histoire, dans cette langue qui ne lui appartient pas, un français dit en anglais, une langue qu’il n’a jamais parlée avant de sortir d’une très longue aphasie.

Il passera de l’idylle (« we need magic ») à la désillusion du monde et de soi («happiness : bullshit for birds »), paroles d’assimilé en perte de soi, à travers une narration disloquée, allant de l’amitié d’enfance idéalisée avec Pierre Gagnon-Connelly aux rêves de sa mère grosse et belle, qui le traite de « son of a bitch », jusqu’à sa vérité, plus dure que tous les jeux de cowboys et d’indiens.

Gaston Talbot est un être fragmenté, mais dans la mise en scène de Claude Poissant, chaque partie de lui s’incarne avec force, couleur et synergie.

Comme cinq portraits suspendus dans le vide (impression d’abyme renforcée par l’éclairage qui nourrit une certaine dangerosité), chaque Gaston ou chaque trait de personnalité de Gaston est enfermé dans sa lucarne, dans sa boîte, son réel.

Il y a à gauche l’homme simple trop rose qui jouera aussi la mère (Daniel Parent, aussi solide que grinçant), suivi de « l’Indien » et artiste encore naïf, porté avec sincérité par Étienne Pilon (qui nous avait marqué dans Bob de René-Daniel Dubois).

Au centre, le jeune Dany Boudreault incarne une réussite chétive avec le corps qu’il faut, Patrice Dubois à sa suite est le cowboy de Chicoutimi, le rôle peut-être le plus nuancé car aussi menteur que terre-à-terre, magnifiquement soutenu par l’acteur, et à droite complètement, la scène se termine par Mani Soleymanlou dans une pièce blanche : il est le fou, l’incarcéré, mais peut-être le plus lucide, le plus touchant, un rôle parfait pour le comédien capable de grande intériorité.

L’effet chorale ne s’inscrit pas seulement dans cette scission du texte mais aussi dans le jeu physique tout en écho et en réponses, presque chorégraphié. Le rythme monte en intensité, se coupe d’interventions musicales qui rendent le propos de plus en plus inquiétant. Si toute la création est exécutée avec brio, le réel est ici anxieux et bancal, se cherche dans sa représentation, mais on est en représentation, on est au théâtre comme nous l’indique un immense rideau à l’ancienne sur le côté.

En résulte une production à la beauté plastique d’un esthétisme juste et ingénieux. On en reste marqué, troublé, même si l’aspect psychologique du texte est quelque peu expulsé (comme l’a souhaité Claude Poissant): chaque aspect de l’homme ainsi séparé, on retrouve des voix typées, à une seule couleur ou presque, qui, si elles sont très texturées, manquent en soi de richesse.

Si les cinq comédiens sont tous excellents et charismatiques, la proposition théâtrale les garde en eux-mêmes, sans dépassement possible.

C’est là j’imagine ce qui fait toute la différence de la première mouture du Dragonfly of Chicoutimi, quand Jean-Louis Millette rassemblait en lui tous ces morceaux d’aliénation et constituait à lui seul cette métaphore sur la situation sociopolitique du Québec.

Certains ne pourront s’empêcher de comparer les deux productions, mais si comme moi vous n’avez pas eu la chance de voir l’originale, la production du Théâtre PàP est essentielle et importante, car elle fait entendre avec puissance un texte majeur du répertoire québécois, dans cette culture qui se souvient trop peu et qui cherche encore à se dire.

On remercie la compagnie théâtrale et le FTA de poursuivre ce combat contre l’aphasie.

Consultez notre section spéciale du FTA 2010 en cliquant ici.