Le SCRS, la Chine et les Desmarais

2010/07/02 | Par Pierre Dubuc

Depuis deux semaines, la presse canadienne anglaise se passionne pour l’affaire Richard Fadden, du nom du directeur du SCRS, le service de renseignement canadien, qui, lors d’une entrevue à la CBC la veille de l’arrivée en sol canadien du président chinois Hu Jintao pour le Sommet du G-20, a laissé entendre que deux ministres provinciaux et des conseillers municipaux étaient sous « influence d’un pays étranger », lire la Chine.

Ses propos ont créé un malaise certain au sein de la communauté chinoise et ont mis dans l’embarras le gouvernement Harper qui, après s’être d’abord montré fort tiède à l’égard de la Chine, en fait maintenant une priorité pour les relations commerciales du Canada, étant donné les difficultés du principal partenaire économique du pays, les États-Unis.

Richard Fadden a « nuancé » par la suite ses propos, mais on s’explique toujours mal une telle sortie, étant donné qu’il n’est pas un néophyte en matière de renseignement. Avant d’accéder au SCRS, il a occupé au Conseil privé, le ministère du premier ministre, des fonctions similaires. Sa comparution prochaine devant un comité parlementaire de la Chambre des communes devrait (peut-être) nous en apprendre plus.

Mais, d’ores et déjà, il serait erroné de mettre son intervention sur le dos de la « maladresse » ou de « l’incompétence ». Une sortie similaire de l’ancien directeur de GRC, Giulano Zaccardelli, à l’époque de Jean Chrétien est très instructive à cet égard.


Une déclaration stupéfiante

Dans son livre « Dispersing the Fog, Inside the secret world of Ottawa and the RCMP », le journaliste Paul Palango, ancien national editor du Globe and Mail, raconte que, cinq jours après sa nomination par Jean Chrétien, Giulano Zaccardelli avait déclaré devant une presse médusée : « Pour la première fois dans ce pays, nous voyons les signes d’organisations criminelles si sophistiquées qu’elles cherchent à déstabiliser certains aspects de notre société. Ce sont des organisations criminelles qui cherchent à déstabiliser notre système parlementaire. »

Certains journalistes, raconte Palango, savaient qu’il faisait référence au Projet Sidewinder, une enquête conjointe de la GRC et du SCRS, entreprise huit années auparavant par suite de la découverte d’irrégularités au consulat canadien à Hong Kong. Les enquêteurs en étaient venus à s’intéresser aux liens entre le gouvernement chinois, les triades criminelles chinoises et certains hommes d’affaires et politiciens canadiens influents.

Quand on rapporta à Chrétien, qui assistait au Sommet du Millenium au siège social des Nations Unies à New York, les propos de Zaccardelli, il devint furieux, raconte Palango. Il savait à quoi faisait référence Zaccardelli et cela était loin de l’enchanter.


Les circonstances de la nomination de Zaccardelli

Pourtant, Zaccardelli devait être l’homme de confiance de Chrétien à la tête de la GRC. Il venait de le nommer en remplacement de Philip Murray, congédié parce que Chrétien l’avait tenu personnellement responsable de la tentative d’assassinat dont il avait été victime, lorsqu’un dénommé André Dallaire s’était introduit au 24 Sussex Drive en pleine nuit avec un couteau.

Seule la présence d’esprit d’Aline Chrétien, l’épouse du premier ministre, avait empêché l’assassin de passer à l’action. S’étant réveillée en sursaut et ayant aperçu l’intrus dans le corridor, elle avait prestement fermer et verrouiller les portes de la chambre,. Contactés par Aline, les agents de la GRC, qui devaient assurer la surveillance de la résidence du premier ministre, avaient mis un long sept minutes avant d’intervenir.

Les médias canadiens et québécois ont tourné en dérision l’incident – avec des caricatures de Jean Chrétien tenant une statuette inuit – mais le couple Chrétien n’entendait pas à rire. Les Chrétien avaient raison d’être soupçonneux et méfiants. Survenu à peine une semaine après le référendum d’octobre 1995, alors que plusieurs au Canada anglais tenaient Chrétien responsable du quasi-échec, l’assassinat du premier ministre par un Québécois s’affichant comme nationaliste, aurait provoqué une crise majeure – de la même ampleur que la Crise d’Octobre – au moment où le Canada anglais croyait dur comme fer que Lucien Bouchard, qui venait de succéder à Jacques Parizeau comme premier ministre du Québec, déclencherait rapidement des élections et un autre référendum, gagnant celui-là.

Mais c’est là une autre histoire. Revenons à Zaccardelli que Chrétien avait nommé, en court-circuitant la hiérarchie de la GRC, sur la recommandation expresse d’Aline qui croyait que la nomination d’un Canadien d’origine italienne consoliderait l’appui de l’électorat de cette communauté ethnique au Parti libéral.

Mais qu’est-ce qui troublait tant Chrétien dans les déclarations de Zaccardelli aux journalistes ?


Le Projet Sidewinder

Jean Chrétien savait pertinemment que Zaccardelli faisait référence au Projet Sidewinder et que les hommes d’affaires canadiens dans la mire de la GRC étaient les Desmarais de Power Corporation, auxquels il était lié politiquement et personnellement, sa fille ayant épousé André Desmarais.

Dans Ces espions venus d’ailleurs. Enquête sur les activités d’espionnage au Canada  (Stanké), les auteurs Fabrice de Pierrebourg et Michel Juneau-Katsuya rappellent que la famille Desmarais courtise depuis plusieurs décennies la Chine où elle a des intérêts considérable et que le gouvernement libéral de Jean Chrétien faisait du commerce avec la Chine sa priorité numéro 1.

Ce qui n’était pas sans liens, soulignent-ils, avec le fait que, depuis 1997, « André Desmarais, de Power Corporation, a eu le rare privilège pour un Occidental de devenir membre du conseil d’administration de CITIC Pacific (China International Trust Investment Company) ».

Basé à Hong Kong, CITIC est un puissant et tentaculaire conglomérat chinois fondé en octobre 1979 sous la houlette et avec la bénédiction du Parti communiste chinois. Selon de Pierrebourg et Juneau-Katsuya, CITIC « brasse des affaires directement ou indirectement dans plusieurs domaines, de l’immobilier aux transports, en passant par les télécommunications et même l’armement via China Poly Group, elle-même compagnie satellite de l’Armée populaire de libération. CITIC, affirment plusieurs spécialistes, serait aussi un repaire extraordinaire d’officiers de renseignement. »

Selon eux, l’opération Sidewinder « a pour la première fois exposé les efforts considérables déployés par la Chine pour infiltrer, et éventuellement piller, l’économie canadienne ».

« Plus préoccupant encore, ajoutent-ils, les enquêteurs du SCRS et de la GRC mobilisés par ce projet depuis mai 1996 ont démontré l’existence d’une alliance formée pour l’occasion par un trio infernal : services secrets chinois, triades mafieuses et hommes d’affaires chinois ».

De Pierrebourg et Juneau-Katsuya affirment en citant une étude du SCRS que le Canada perd « annuellement entre 10 et 12 milliards de dollars en raison de l’espionnage économique et industriel. »

Dans leur livre, ils révèlent que la Chine a plus de cent vingt diplomates en poste au Canada, soit deux fois plus qu’aux États-Unis et que, contrairement aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et l’Australie où « on compte en moyenne un cas par mois d’espionnage économique ou industriel chinois déposé devant les tribunaux, jamais au Canada une seule personne n’a été accusée pour cette activité illicite. »

Cela s’expliquerait par les pressions exercées par les députés et ministres chargés de courtiser l’électorat sino-canadien ou par les chefs de grandes entreprises ou d’associations commerciales qui font affaire avec la Chine. Cela expliquerait également que le premier rapport Sidewinder, dont le titre était Chinese Intelligence Services and Triads Financial Links in Canada, a été purement et simplement jeté à la poubelle en 1997.

« Aujourd’hui encore, soutiennent les auteurs de Ces espions venus d’ailleurs, plusieurs personnes interrogées dans le cadre de notre enquête et très au fait du dossier Sidewinder demeurent convaincues qu’il y a eu ingérence politique au plus haut niveau pour torpiller le rapport et en discréditer les auteurs. Lorsqu’on leur demande de préciser leur pensée, de citer des noms, elles s’enferment dans leur mutisme. Par peur des poursuites. Il faut dire que certains ont payé cher leur franc-parler, en voyant leur carrière ruinée. »


Un « deal » Chrétien-Zaccardelli

Dans « Dispersing the Fog », Paul Palango avance une hypothèse plus précise sur les motifs et les circonstances de la mise au rancart du Projet Sidewinder. Il affirme que, lors d’une rencontre houleuse qui a suivi les déclarations du directeur de la GRC, Zaccardelli et Chrétien auraient conclu une entente.

Le projet Sidewinder était écarté, mais Chrétien ne se mêlerait pas des affaires de la GRC et Zaccardelli aurait les mains libres.

Quelque temps après cette rencontre, Zaccardelli aura l’aval du Conseil du Trésor fédéral pour l’achat d’un avion deux moteurs de neuf sièges Piaggio P180. Le prix de cet avion italien pour les besoins personnels du chef de la GRC : 10 millions $. Zaccardelli dépensera également 180 000 $ pour la rénovation de son bureau, dont 42 000 $ pour une salle de bains avec du marbre venu d’Italie et un lavabo en or. Un autre 30 000 $ sera consacré à l’achat de meubles en cuir fin Natuzzi.

La GRC bénéficiera également du scandale des commandites comme l’a révélé la vérificatrice générale Sheila Fraser. L’agence de renseignement recevra illégalement 3 millions $ pour célébrer son 125e anniversaire et un autre 1,7 million, versé dans un compte non gouvernemental, servira à la location d’un train pour faire la fête au Québec, le tout avec des repas somptueux arrosés de vins dispendieux.


Retour d’ascenseur

Mais Zaccardelli s’est montré beau joueur. Lors de l’élection fédérale de 2005, il fait quelque chose de très inhabituel. Répondant à la demande d’une députée néo-démocrate, il confirme que la GRC mène une enquête criminelle sur le ministre des Finances Ralph Goodale à propos de délits d’initiés dont auraient profité des libéraux suite aux changements fiscaux apportés aux fiducies.

La nouvelle a été un point tournant de la campagne électorale. Elle a précipité la chute des libéraux de Paul Martin et a entraîné la victoire du Parti conservateur de Stephen Harper, à la grande satisfaction, selon Palango, de Jean Chrétien qui n’avait jamais pardonné à son successeur de lui avoir montré la porte, mais surtout de l’avoir traîné dans la boue avec la Commission Gomery sur le scandale des commandites.


De retour à Richard Fadden

Quel intérêt poursuit aujourd’hui Richard Fadden? Quel maître sert-il avec ses révélations? Peut-être en apprendrons-nous plus avec sa comparution devant le comité de la Chambre des communes. Mais, il ne faudrait pas s’attendre à ce que La Presse ou les autres médias de Power Corporation nous dévoilent les dessous de cette « ténébreuse affaire ».