L’art de la métamorphose

2010/08/23 | Par Joëlle Rivard-Rousseau

We Want Miles, l’exposition consacrée à l’insaisissable Miles Davis, au Musée des Beaux Arts de Montréal, se termine le 29 août. Plus qu’une semaine pour découvrir l’esprit du jazz incarné dans sa plus pure expression. Ce génie de l’improvisation, qui demandait à ses musiciens une présence totale sur scène, était en quête perpétuelle du moment parfait, de l’instant de grâce si bien qu’il faisait de l’absolu une possibilité immanente à chacun de ses spectacles.

« Si dans un concert surgissent une phrase, un rythme jamais joués, ce concert est sauvé, pour l’éternité », disait-il.

Le parcours du trompettiste est de fait hallucinant. Avant-gardiste, faisant éclater les genres en se jouant de leurs frontières, Miles a révolutionné plus d’une fois le son et le langage du jazz à travers ses dialogues musicaux. Or c’est le blues qui aura été le fil conducteur de toutes les métamorphoses.

Son oeuvre-kaléidoscope a souvent été comparée à celle de Picasso, là où l’art semble en proie à un instinct d’évolution phénoménal. Ces deux créateurs, en prise directe avec l’air du temps, partageaient une sorte de cannibalisme esthétique - aussi l’exposition, conçue par la Cité de la Musique en France, présente-t-elle l’oeuvre de Miles en huit périodes distinctes. A chacune sa couleur.


Miles acoustique (années 40 – 1967)

Le salon mauve nous renvoie aux débuts à Saint-Louis. Au rêve du bebop, à la quête de Bird Charlie Parker et de Dizzy Gillepsie qui mènent Miles à New York, 52e rue. Avant ses 25 ans, il fera partie de leur légende. Sur les murs, des toiles de Basquiat figurent les maîtres du genre et on entend les pièces Ornithology, Big Foot, Grooving High.

  1. Miles performe avec Charlie Parker au Festival international de Jazz de Paris. Il découvre la bohème de Saint-Germain des Prés, rencontre Picasso, Boris Vian, et Sartre qui reconnaissent dans le jazz moderne une manifestation artistique de l’existentialisme.

Une vidéo de 1951 nous promène dans les nuits de café de la Rive-Gauche. La liaison du musicien avec Juliette Gréco lui fait mesurer l’écart entre les moeurs libres de Paris et la ségrégation qui persiste en Amérique. Son retour au pays sera difficile. Une saison en enfer marquée par la dépression et l’héroïne.

Le salon vert, avec les pièces My Funny Valentine, Blue Haze, expose les années des labels indépendants Prestige et Blue Note. Miles devient chef de file en faisant connaître tous les futurs talents du genre. Initiateur du Birth of the Cool (1948), il s’en détachera sous l’impression qu’il s’agit d’une musique compromise, « blanchie ».

En rupture avec l’urgence du bebop, ce style plus feutré, fort en orchestration, trouvera son icône en Chet Baker, jazzman blanc, bien que ce soit Miles qui en ait ouvert la voie. Revenant à la matière du blues, il gardera de cette période une trompette proche du chant.

Il retourne à Paris en 1958 pour « composer » la musique du film noir de Louis Malle, l’Ascenseur pour l’échafaud, qui annonce l’ère de la Nouvelle Vague. On peut voir sur écran géant une Jeanne Moreau perdue dans la ville, âme errante dont l’angoisse est sous-tendue par la trame elliptique de Miles.

La période rouge, toute en cuivres, entre big-band et formation de chambre, c’est une collaboration étroite avec Gil Evans, l’opéra de Gerswin, Porgy and Bess, et la création de Sketches of Spain. Puis vient l’ère novatrice des quintettes au studio Columbia où Miles apprend à composer avec le silence, à laisser respirer sa musique. C’est le salon bleu avec Kind of Blue (1959), le chef d’oeuvre du Cool.

Miles se livre à l’exploration musicale en revisitant les fondements même de l’improvisation. Avec Coltrane au sax, son premier quintette est composé de fortes personnalités musicales dont il joue de contrastes sur un fond minimal. Son second quintette, avec Herbie Hancock au piano, développera une rythmique libre, un jazz intuitif et nerveux.


Miles électrique (fin des années 60)

  1. L’année des soulèvements. Inspiré par Jimi Hendrix, Miles vire électrique. C’est le salon jaune, psychédélique, où le Prince noir de la trompette se veut artiste total, tant dans son look qu’avec ses dessins. Son bref mariage avec Betty Davis aura un impact profond notamment au niveau politique. Désormais, il aborde de front la question raciale qui s’est toujours profilée derrière sa carrière. Bien que l’ère du jazz-fusion soit d’une portée musicale mitigée, l’album Bitches Brew demeure influent. Miles Davis se livre à de véritables jam sessions, et improvise dans une jungle sonore. Une vidéo diffuse sa performance à l’île Wight tandis qu’on peut admirer son pianoélectromécanique Fender Rhodes modèle suitcase 73, tout de silverglitter.

Enfin, la période rose, avec On the Corner est celle de la recherche du son de la rue d’Harlem, en l’occurrence le funk. Il connecte sa trompette à une pédale wa-wa pour en jouer en mode on-off avec la précision d’un de ses idoles, le boxeur afro-américain Jack Johnson.

On entre par la suite dans un couloir étroit qui traduit les années de réclusion de l’artiste (1975-1981). Pour déboucher sur l’immense pièce finale, celle qui consacre la star internationale.

En combinant arts visuels et musique, We Want Miles mobilise l’attention du spectateur avec la collection de trompettes et de sourdines exposées, les tirages originaux de disques, les affiches, dessins, photos de Leibotwiz et Corbjin, partitions et images inédites du musicien en studio. Les petites alcôves consacrées à l’écoute, nimbées de la couleur attitrée à chaque période, permettent une intimité avec le son génial de Miles Davis. Un son qui, dans toutes ces transformations, demeure reconnaissable après quelques notes.


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