L’amour désaffecté

2010/09/24 | Par Marie-Paule Grimaldi

Culte de par son intégrité, son raffinement et sa rigueur artistique, l’acteur Sami Frey revient pour une quatrième fois au Festival International de la Littérature nous offrir une performance littéraire de haut niveau. S’il était venu auparavant pour des lectures, dont celle particulièrement exigeante de Cap au pire de Samuel Beckett, il tombe cette fois-ci dans l’interprétation et incarne la voix narrative de Premier Amour du même auteur dans une prestation de théâtre littéraire à l’Usine C.

Avec Beckett, maître de l’absurde, pas de place à la sentimentalité ou à l’effusion émotive mais plutôt à la réflexion décalée et pourtant sensible, surtout avec ce texte parmi les plus accessibles de son œuvre. Composé en français, une première à l’époque pour l’auteur, Premier Amour n’est pas un texte majeur et pourtant extrêmement bien ficelé à travers des vagues d’idées, de souvenirs, racontant une errance méfiante vers ce que le narrateur se voit obliger d’appeler amour.

Le personnage est anxieux, dépassé en lui-même, infantile et quand même perçant de lucidité, et de cynisme. Sami Frey le montre tout en retenu, épuisé d’existence, avec sa voix lancinante et douce, frôlant l’explosion mais définitivement coincé en lui-même, un long verbe retenu.

Dans une grande scène noire, une lumière rouge s’allume pour dévoiler deux bancs et un rectangle tracé au sol que l’acteur ne pourra pas dépasser, évoluant difficilement dans cet espace restreint. Liant le désir et la mort, ou plutôt les liant par le même rapport irréel et défait qu’il entretient avec eux, il nous promène de manière décousue tout d’abord dans les cimentières présentés comme des lieux sensibles et rassurants.

Puis c’est la mort du père, l’expulsion de la maison, la vie sur les bancs et la rencontre avec Lulu, une femme qui l’indiffère ou le dérange tout au plus au début. Il devra la revoir pour ne plus penser à elle et ira vivre avec elle un peu par nonchalance, un peu parce que plus il est avec elle, moins il l’aime et cela le soulage. Sans être lâche, le personnage est simplement absent à l’autre, au monde, réagissant plus par le dégoût et le mépris qu’aucun autre sentiment. Pourtant l’amour est nommé ainsi, intellectualisé jusqu’à l’aride.

Cette statique habite toute la représentation, ce qui n’empêche pas les pointes d’humour, souvent jaune ou noir, et la nostalgie de s’y côtoyer. Porté silencieusement par la colère, montrant sans gêne un être désabusé et constant dans son désabusement, le spectacle Premier Amour comporte quelque chose de désaxé, présent même dans la scénographie trop sobre.

Avec toute la nuance possible, Sami Frey rend une monotonie complexe, avec un style fin mais pour jouer un être feint, désaffecté comme l’amour qu’il décrit. Un monologue de 56 pages livré avec exactitude et vigueur par un comédien de 73 ans pétri de son art.

L’exercice est exigeant et, même s’il n’est pas captivant, reste tout à fait remarquable mais à la limite du théâtre. L’absurde n’aura rarement été aussi sérieux et l’amour aussi déserteur.

Premier Amour, 22 au 25 septembre, Usine C, 1345 Lalonde


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