L’économie sociale en aide domestique : face cachée de la double tarification des services de santé

2010/11/25 | Par Maude Messier

Souvent présentée comme un modèle de développement économique prometteur et porteur d’avenir, l’économie sociale se positionne en tiers secteur par rapport à la dualité proverbiale entre l’État bureaucratique et l’entreprise privée obsédée par le profit.

Alors que la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, appuyée par des milliers de personnes, descendait dans la rue mardi dernier pour dénoncer les tarifications imposées par le budget Bachand, l’incursion des entreprises d’économie sociale dans le secteur de la santé passe toutefois plutôt inaperçue du grand public.

L’aut’journal s’est penché sur le cas des entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD) qui ouvrent une porte à la tarification des services, si minimisée soit-elle.

Rappelons qu’à l’issue du Sommet socio-économique sur l’emploi de 1996, le gouvernement, de concert avec différents partenaires, met sur pied des mécanismes visant à créer 6 000 emplois en aide domestique. Les EESAD étaient alors mandatées pour offrir aux gens âgés des services d’aide domestique, comme l’entretien ménager.

Les auxiliaires familiales et sociales n’offrant plus ces services depuis plusieurs années, faute de ressources, les CLSC sont donc plutôt favorables à la venue de ces nouveaux joueurs.

Le montage financier du gouvernement prévoit que le tarif aux usagers pour les services est fixé en fonction du revenu des clients. L’État subventionne la différence par un programme de financement, le PEFSAD.


Le piège de la tarification

Jacques Fournier, un organisateur communautaire retraité qui a suivi pendant quatorze ans l’évolution des EESAD, déplore que les gouvernements successifs aient géré avec négligence le PEFSAD. « Le gouvernement n’a pas indexé le PEFSAD depuis sa création. Il a ajouté toutes sortes de petits volets ad hoc pour complexifier l’affaire, mais dans les faits, il n’a jamais été indexé. »

Les revenus faisant cruellement défaut, les EESAD se sont vues contraintes d’augmenter les tarifs aux usagers. « Elles sont toujours au bord de la faillite, les tarifs augmentent chaque année pour éviter ça. Le piège, c’est la tarification. À partir du moment où tu acceptes, comme organisme communautaire, de tarifer tes services, même si c’est en fonction du revenu de l’usager, tu sais où tu commences, mais tu ne sais pas où ça finit. »

À son avis, le danger est réel. Même si le tarif paraît anodin au départ, les usagers diminuent leur utilisation et coupent dans leurs besoins au fil des ans. « Ça introduit une forme d’exploitation, alors que l’objectif était précisément de s’en sortir. »

L’autre aspect de la tarification, plus pernicieux, vient du fait que dans certains cas, les usagers paient pour des services normalement garantis par le « panier de services », financés à même les fonds publics.

« Ces services se retrouvent finalement à la charge des personnes âgées, alors qu’elles paient déjà des impôts pour y avoir droit. C’est comme une double tarification. Même si les sommes ne sont pas élevées, si ces services tarifés se multiplient, ça finit par faire beaucoup d’argent. »


La fin du consensus de 1996

Pour Jacques Fournier, l’un des aspects les plus importants quant à l’implantation des EESAD réside dans ce qui est convenu d’appeler le «consensus de 1996», à savoir qu’elles ne devaient en aucun cas substituer des emplois au secteur public.

Autrement dit, leur mandat est circonscrit à l’aide domestique, l’objectif étant de créer de nouveaux emplois et non pas de concurrencer le secteur public.

« Le problème souvent soulevé avec l’économie sociale, comme dans le cas du Dr. Julien, c’est qu’il fait la même chose que les équipes enfance-famille des CLSC, dans le secteur public, c’est du dédoublement. »

Ce dédoublement tient au fait qu’un certain nombre de coopératives, particulièrement la Fédération des coopératives de services à domicile (FCSDQ), nient le consensus de 1996.

Jacques Fournier explique que le positionnement de la FCSDQ est philosophique: « Les coopératives pensent qu’il faut que les usagers aient le pouvoir de décider de quels services ils ont besoin. Un conseil d’administration bien implanté dans son milieu, un organisme à l’écoute des besoins de la population. En théorie, c’est le bonheur total! »

La Fédération souhaitait la création d’emplois, mais ne voulait pas du consensus de 1996, parce que si les usagers manifestent des besoins, par exemple pour des bains, la Fédération estime qu’il serait de leur devoir d’offrir ce service, peu importe que cela relève de leur mandat ou non.

« Ce qu’ils disent, c’est que soit l’usager se tourne vers une entreprise privée écœurante qui exploite ses employés, soit il se tourne vers la coopérative et ne paie pas cher pour un bon service. Parce que Mme Tremblay, elle veut, avec raison, être propre dans la vie et ça lui prend plus d’un bain par semaine. »

Il se dit mal à l’aise avec le fait que les coopératives se prétendent être un complément du secteur public. « On n’enlève pas l’emploi de l’auxiliaire familiale, disent-elles, on ajoute un bain. »

Vrai. Mais si Mme Tremblay a les moyens de se payer un bain de plus par semaine, pourquoi elle n’aurait pas les moyens de payer les deux, puisque les tarifs sont raisonnables et pondérés en fonction des revenus des usagers? Un positionnement qu’il faut considérer dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et de ressources financières dans les CSSS, alors que les EESAD occupent un terrain de plus en plus large.

« C’est dangereux. L’économie sociale permettrait aux CSSS de se concentrer sur les plus pauvres et de laisser la classe moyenne payer pour ces services, mais à un prix raisonnable, bien sûr. C’est cette idée-là, c’est-à-dire que les entreprises d’économie sociale soulagent le secteur public qui est gênante. »


Glissement inquiétant

Dans les services de maintien à domicile, le ménage et les bains sont les seuls secteurs où les entreprises d’économie sociale sont actives. « Mais il y a d’autres secteurs de la santé et des services sociaux où il y a des glissements, comme dans ce qu’on appelle les services psychosociaux courants », fait valoir M. Fournier.

Prenons l’exemple d’une personne déprimée, qui travaille trop, dont le couple est menacé et qui se présente au CSSS pour recevoir de l’aide. « Autrefois, un intervenant au CLSC s’assoyait pour soutenir et apporter les services nécessaires à cette personne. Une mission de première ligne finalement. Maintenant, ce n’est plus le cas. Pour avoir de l’aide, il doit y avoir des éléments extrêmes, comme de la violence conjugale ou une tentative de suicide. » À ce moment seulement, l’individu devient un cas prioritaire et on le traite comme tel.

Témoins de ces situations fréquentes, Jacques Fournier indique qu’en matière de prévention, le CSSS dirige la clientèle vers des ressources externes, bien souvent des entreprises d’économie sociale.

Plusieurs professionnels, travailleurs sociaux et psychologues par exemple, ont choisi d’ouvrir ce type d’organisme plutôt que d’être en pratique privée. « Ils y ajoutent la plus-value, si on peut dire, de l’économie sociale. Ils ont une tarification en fonction du revenu des usagers bien souvent. Ils ont aussi accès à une subvention au démarrage d’entreprise. »

Ce qui dérange, c’est qu’ici encore, ces services de première ligne doivent normalement faire partie du panier de services offerts à la population de façon universelle pour lesquels elle paie des impôts. Le CSSS réfère aux entreprises d’économie sociale les clients qui ne correspondent pas à ses cadres, en fonction de critères de dangerosité, d’urgence et financiers.

Autrement dit, c’est principalement la classe moyenne qui est transférée à l’extérieur du réseau public et qui assume la double tarification, une menace évidente à l’accessibilité des services de santé.