2011, l'année de la laïcité chimérique?

2011/01/18 | Par Daniel Baril

L’auteur est anthropologue et corédacteur de la Déclaration pour un Québec laïque et pluraliste


Curieux titre que celui choisi par Patrice Garant pour son texte paru dans Le Devoir du 10 janvier: «2011, l'année de la laïcité ouverte?», se demande-t-il. La «laïcité ouverte» n'est-elle pas la pratique qui a cours au Québec depuis une dizaine d'années déjà?

La «laïcité ouverte» n'est pas une théorie de la laïcité ; au mieux, c'est un mode de gestion de la liberté de religion dans un État qui se veut démocratique mais qui n'ose pas se décréter laïque. Ce qui l'amène aux pratiques les plus confuses comme le montre à nouveau la récente directive du ministère de la Famille et des Ainés sur les activités religieuses dans les centres de la petite enfance.

L'intention d'interdire ces activités d'endoctrinement est louable, mais la directive s'avère être un autre compromis boiteux occasionné par une absence de reconnaissance formelle de laïcité.


«Ouverte» à quoi?

Par définition, la laïcité sert à assurer la neutralité religieuse de l'État ainsi que la liberté de religion exercée dans le cadre des lois prescrites par l'État. À quoi donc la «laïcité ouverte» est-elle ouverte? À l'introduction du religieux dans les affaires de l'État.

La «laïcité ouverte» vise donc à subordonner la neutralité de l'État aux préceptes des religions; elle est ainsi un concept vide de sens, un parfait oxymoron. La preuve en est que ceux qui, dans les années 80 et 90, s'opposaient à l'école laïque, dont Patrice Garant, se réclament aujourd'hui de la «laïcité ouverte».

Plus curieux encore est le contenu du texte de M. Garant. Il est très étonnant de constater qu'un professeur qui a oeuvré dans le domaine du droit public et du droit constitutionnel se montre incapable de faire la distinction entre l'espace public qui est la rue et l'espace civique qui est celui des institutions publiques. Tout son texte pèche par cette confusion.

Le professeur émérite compare en effet la pratique de la prière dans les assemblées municipales au fait de passer devant une église lorsqu'on se promène sur la rue. Pas fort comme argument.

Plus loin, il soutient que le fait d'avoir le droit de manifester sa religion en public suppose que «l'espace public n'est pas neutre». Le droit en question ne signifie pas le droit d'investir les institutions publiques.

À suivre ce raisonnement fondé sur une confusion délibérée ou un aveuglement volontaire, tout groupe religieux pourrait tenir ses cérémonies dans les tribunaux, dans les écoles aux heures de classe, dans les halls des établissements de santé ou encore dans les salles d'attente de la Société de l'assurance automobile.

La même confusion revient à nouveau lorsqu'il soutient que la société n'est pas axiologiquement neutre. Nous en convenons tous. Mais de ce fait sociologique, il déduit que les assemblées municipales n'ont pas à être religieusement neutres. Misère!


La Déclaration universelle

Patrice Garant s'en remet par ailleurs à la Déclaration universelle des droits de l'homme qu'il tente d'opposer au jugement du Tribunal des droits de la personne interdisant les prières municipales.

Comme juriste, il n'ignore sans doute pas (du moins ne serait pas sensé ignorer) que la Convention européenne des droits de l’homme reprend textuellement les articles de la Déclaration universelle concernant sur la liberté de religion.

Pourtant, dans au moins trois causes concernant la France, la Suisse et la Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu que l'interdiction, au nom de la laïcité, du port de signes religieux de la part des représentants de l'État et des enseignants respectait le droit à la liberté de religion.

Autrement dit, il s'agit d'une limitation légitime qu'un État laïque peut imposer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Ces jugements ont par la suite servi de jurisprudence dans des causes semblables traitées par des tribunaux nationaux en France, en Belgique, en Allemagne et en Turquie. Une autre pratique juridique est donc possible à partir des mêmes principes de droit.

Cette réalité européenne a été totalement et délibérément ignorée par le rapport Bouchard-Taylor auquel s'accroche Patrice Garant. Les auteurs et rédacteurs du rapport en étaient pourtant bien au fait.

Dans un mémoire présenté à cette commission, nous avons en effet exposé six de ces jugements. Le rapport d'experts commandé par la suite par les commissaires Bouchard et Taylor sur la situation européenne et nord américaine (Comparative Research and Analysis; Country Profiles) rapporte les mêmes faits.

Si les jugements de la Cour européenne ont préservé la laïcité des États concernés, c'est que les lois de ces pays établissent que l'État est laïque.

Voilà donc ce qu'il nous manque au Québec et au Canada: une déclaration de la laïcité de l'État pour en finir avec le cas par cas de la «laïcité ouverte».

Mais avec le projet de loi 94 qui officialisera la pratique des accommodements religieux, le gouvernement actuel s'apprête à faire de l'année 2011 l'année de la laïcité chimérique.