Un monde dérèglé dans l’œil d’Amin Maalouf

2011/01/20 | Par Joëlle Rousseau-Rivard

Révolution en Tunisie. C’est la rue qui vient tout juste de renverser la tête de l’État, une première dans le monde arabe. Soulèvements en Algérie de jeunes qui dénoncent la cherté de la vie, le chômage, pris d’un mal existentiel, sachant que les études n’aboutiront sur rien qui vaille, dopés de soaps égyptiens larmoyants ou à la Santa Barbara, toute la journée dans un café, à chercher un futur qui ne se montre pas. Corruption, népotisme, économie informelle, le ras-le-bol au Maghreb est symptomatique d’une crise qui traverse toute la civilisation arabe.

Dans Le dérèglement du monde (2009), Amin Maalouf, l’auteur qui nous a donné Léon l’africain et Les identités meurtrières parle d’ « épuisement des civilisations » dans le face-à-face entre l’Occident et l’Orient. Plutôt entre l’Occident et l’Islam, la nouvelle bête noire qui, en une décennie, se substitue à l’Empire soviétique.

Si la bipolarité de la Guerre Froide a généré une certaine stabilité sur la scène mondiale – Maalouf parle d’un monde transformé en amphithéâtre où tous débattaient des bienfaits et méfaits des deux idéologies – aujourd’hui les États-Unis en tant que seule superpuissance affronte une menace d’un tout autre ordre : éclatée, imprévisible et médiatisée, l’action des cellules terroristes internationales. Or, dans la guerre contre la terreur, les peuples arabes ont été complètement éclipsés. Et si on les sortait de l’ombre, c’était souvent pour être méprisés.

D’une rivalité idéologique avec le communisme, on passe maintenant à des « crispations identitaires », surtout chez les minorités, et qui marquent le déclin de toute perspective humaniste, universelle. Les États occidentaux, aux prises avec un nouveau type de menace transnationale, s’empressent de supporter les régimes arabes stables, même si autocratiques, minant ainsi les forces progressistes de ces pays. Et se réservant, par là même, l’application des droits de l’homme – par relativisme culturel, vous me direz?

La légitimité politique est déficitaire dans la plupart des pays du Proche et Moyen-Orient : d’un côté, divorce entre les autorités et les citoyens, les premières étant trop souvent à la solde d’intérêts étrangers. De l’autre côté, des mouvements intégristes qui suscitent une sorte de clientélisme et qui récupèrent politiquement la faillite des États laïques.

« Deux univers politiques parallèles donc : l’un apparent mais sans adhésion populaire, l’autre souterrain mais inapte à assumer durablement la responsabilité du pouvoir ».

La solidarité panarabe, laïque, tendance communiste, qu’avait créée Nasser s’est dissoute, et avec elle une certaine fierté. De nationaliser les ressources naturelles, dans la foulée des indépendances, a dérangé plusieurs agents extérieurs qui voulaient toujours profiter largement des mannes de la région.

Même dans les deux pays arabes des premiers à avoir achevé leur passage à la modernité – la Turquie et l’Égypte - Maalouf remarque aujourd’hui une montée de l’intégrisme musulman. Impasse historique donc dans le monde arabe. Avec Israël, « état-voyou » qui cumule contre lui les résolutions de l’ONU, « la situation, partant de la plaie ouverte qu’est aujourd’hui le Proche-Orient, commence à gangrener l’ensemble de la planète ».

À l’ouest, la tentation est grande de préserver par la supériorité militaire – seul domaine où les États-Unis maintiennent toujours le haut du pavé – ce qu’on ne peut préserver par la puissance économique ou par autorité morale. L’interventionnisme systématique, et messianique, d’un born-again Bush a été combien dommageable. Avec ses troupes américaines qui ont déferlé sur l’Irak, berceau de l’humanité, comme des pachydermes dans un magasin de porcelaine. On est à se demander qui sont les « barbares » ici.

Un scandale : que chaque élection américaine soit l’occasion d’un psychodrame à l’échelle planétaire. Comment les votes de 5% de la population mondiale – le peuple américain – peuvent-ils importer plus quant à l’avenir de l’humanité que ceux des 95% qui restent... quand on sait qu’un américain sur trois/quatre – de mémoire – a de la difficulté à situer le Mexique, ça regarde mal pour la suite du monde...

Il n’y a pas 56 solutions. On doit en passer par la culture pour être à même de gérer notre diversité humaine et apporter les nuances qui s’imposent aux débats trop schématiques. L’histoire s’est accélérée au point de devenir quasi instantanée – par les voies du câble qui enferment le zeitgeist d’aujourd’hui.

Aux défis actuels, de compréhension et d’éthique, que ce soit au plan écologique, économique ou autre, nos mentalités sont ineptes à répondre, selon Maalouf. Comme si on avait atteint notre seuil « d’incompétence morale ». Cela, l’auteur le répète dans un essai un peu barbant, mais qui opère une bonne synthèse, et qui vaut surtout pour l’analyse de la question arabe.

Amin Maalouf, Le dérèglement du monde (2009).