Haïti : un diplomate de l’OEA s’insurge

2011/01/21 | Par Roger Annis

De tous les commentaires et entrevues ayant marqué l’anniversaire du séisme en Haïti, le plus signifiant est l’entrevue accordée au quotidien suisse Le Temps, le 20 décembre, par le représentant de l’OEA en Haïti, Ricardo Seitenfus.

La critique livrée au quotidien compte d’autant plus pour l’Amérique latine et les Caraïbes que Seitenfus est Brésilien. La région est de plus en plus sensible à l’échec manifeste de l’effort international mené par les grandes puissances – États-Unis, Canada et Europe – dont les politiques interventionnistes ont déjà fait tant de mal à Haïti avant cette dernière catastrophe.

Le Brésil est à la tête des forces d’occupation militaire du conseil de sécurité de l’ONU, la MINUSTAH. Celle-ci comprend des soldats de huit autres pays d’Amérique latine, dont le Chili, l’Argentine et la Bolivie. Le Brésil a aussi fourni une aide humanitaire substantielle, mais Cuba et le Venezuela se sont distingués par l’envoi massif de secours efficaces non entachés par la participation à une occupation militaire issue de l’impérialisme.

(Ceci est une version légèrement modifiée du texte original publié sur Upside Down World1, le 28 décembre 2010.)

À l’approche du premier anniversaire du séisme en Haïti, un diplomate étranger de haut rang décrit avec une franchise brutale la situation critique du peuple haïtien. Ricardo Seitenfus, représentant de l’Organisation des États américains en Haïti, fait une évaluation percutante du rôle joué au pays par les forces étrangères dans une entrevue parue dans l’édition du 20 décembre du quotidien suisse Le Temps. [1]

L’entrevue a aussi paru dans le quotidien haïtien de droite, Le Nouvelliste. À la suite de ses déclarations, le diplomate a été démis de ses fonctions.

Brésilien, Seitenfus est diplômé de l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève. Les vérités affirmées lors de son entrevue maintenant célèbre n’ont rien d’unique; bien des Haïtiens et leurs alliés outre-mer ont dit la même chose. Mais de les entendre de la bouche d’une personne de si haut rang témoigne de l’effritement des forces d’occupation militaire et politique ayant lamentable échoué en Haïti.


Les erreurs commises en Haïti

Seitenfus questionne la légitimité et l’utilité de la force d’occupation du conseil de sécurité de l’ONU, la MINUSTAH. Elle compte 13 000 policiers et soldats (une hausse de 50 % depuis le séisme) ainsi que plusieurs milliers de spécialistes politiques. « Haïti n’est pas une menace internationale, déclare-t-il. Nous ne sommes pas en situation de guerre civile. »

Quand on lui demande si cette présence est contreproductive, il répond que oui. Le diplomate relate les 200 ans de domination étrangère d’Haïti. Il souligne l’élément de continuité jusqu’à ce jour. « Le monde n’a jamais su comment traiter Haïti, alors il a fini par l’ignorer. »

Il dit que le pays vit « un conflit de basse intensité » depuis 1986, l’année du renversement de la tyrannie de Duvalier. « On veut faire d’Haïti un pays capitaliste, une plate-forme d’exportation pour le marché américain, c’est absurde. Haïti doit revenir à ce qu’il est, c’est-à-dire un pays essentiellement agricole encore fondamentalement imprégné de droit coutumier. »

Notant le nombre important de Haïtiens qui vivent à l’étranger (quelque quatre millions), Seitenfus précise qu’il ne rêve pas d’un retour anachronique à la ruralité pour résoudre la crise actuelle en Haïti. Il estime cependant que l’intervention étrangère va à l’encontre des intérêts et des besoins du pays. « Le problème est socio-économique. Quand le taux de chômage atteint 80 %, il est insupportable de déployer une mission de stabilisation. Il n’y a rien à stabiliser et tout à bâtir. »

Quand l’entrevue aborde la question de l’aide et des secours après le séisme, Seitenfus lance une bombe : « S’il existe une preuve de l’échec de l’aide internationale, c’est Haïti. » La charité et l’aide à Haïti ont affaibli l’État haïtien.

« L’aide d’urgence est efficace. Mais lorsqu’elle devient structurelle, lorsqu’elle se substitue à l’Etat dans toutes ses missions, on aboutit à une déresponsabilisation collective. »

Il a des mots très durs pour le monde des organismes caritatifs et des ONG, déclarant qu’Haïti est devenu une « Mecque », un « laboratoire », un « lieu de passage forcé » – voire de formation professionnelle. Selon lui, certaines ONG n’existent qu’à cause du malheur haïtien.

Haïti est « le concentré de nos drames et des échecs de la solidarité internationale. »


Des élections désastreuses

L’ambassadeur démis s’abstient de commenter l’exercice électoral orchestré le 28 novembre en Haïti. On imagine sans peine qu’à l’instar de bien d’autres, il a été horrifié de ce qui s’est produit. De toute évidence, ce vote est une violation de la volonté démocratique du peuple haïtien :

  • Il a été financé par des puissances étrangères, à hauteur d’au moins 30 millions $.

  • On a exclu du scrutin le parti le plus représentatif du pays, le Fanmi Lavalas de l’ex-président en exil Jean-Bertrand Aristide.

  • La liste électorale utilisée par la commission électorale du pays a été dressée avant le séisme du 12 janvier et contenait le nom de plus de 250 000 personnes mortes depuis.

  • Il a été difficile, voire impossible, pour les électeurs de s’enregistrer et de voter. À la dernière élection véritablement démocratique en Haïti, en 2000, on comptait quelque 12 000 bureaux de scrutin. Cette fois-ci, il n’y en avait même pas mille.

  • On a observé et rapporté des violations et des irrégularités généralisées dans les bureaux de scrutin le jour de l’élection.

Mais rien de cela n’a tempéré la pression des puissances internationales en Haïti en vue de la tenue d’un deuxième tour à la présidence, dans le cadre de ce que bien des Haïtiens qualifient de sélection plutôt que d’élection. Haïti se retrouvera avec un résultat couru d’avance – une présidence aux tendances d’extrême-droite à l’opposé du sentiment politique de la vaste majorité, mais tout à fait conformes aux intérêts des puissances étrangères.


La tragédie du choléra

La plus tragique des calamités subies par Haïti est sans doute l’introduction du choléra au pays par les forces d’occupation si vertement critiquées par Ricardo Seitenfus. La maladie a fait des ravages – plus de 2000 décès et des dizaines de milliers de malades. Elle aura des conséquences coûteuses et durables sur le plan économique, notamment sur l’agriculture vitale en Haïti.[2]

Après avoir pendant des semaines nié toute responsabilité quant à l’introduction du choléra, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon annonce le 15 décembre que l’Organisation mènera une enquête sur son rôle possible. L’épidémiologiste français Renaud Piarroux affirme « qu’il n’y a pas d’autre explication possible » à la découverte des premiers cas de maladie diarrhéique dans une base de Casques bleus népalais de la MINUSTAH au centre d’Haïti.[3]

L’enquête devra établir non seulement où et comment le choléra a été introduit, mais aussi les mesures prises par l’ONU pour prévenir son apparition, si mesures il y eut. Car ainsi que le note Debora MacKenzie, du New Scientist, dans le numéro du 7 décembre de ce prestigieux hebdomadaire :

« Partout dans le monde, les Casques bleus de l’ONU viennent en grand nombre de pays pauvres et le choléra est présent dans 12 des 15 pays qui fournissent la majorité des soldats onusiens, soit 71 %. S’il s’avère que le choléra d’Haïti vient du Népal, c’était un accident prévisible. Plus de prudence s’impose. » [4]

Dans sa chronique, MacKenzie reproche à l’ONU d’avoir retardé l’enquête et à l’Organisation mondiale de la santé d’avoir déclaré que la source de la maladie « est sans importance ».

Un pan étonnant de la saga du choléra est aussi dévoilé par Joia Mukherjee, directrice générale de Partners In Health, dans un article rédigé peu après l’éclosion de la maladie. Elle rappelle qu’en vertu de l’embargo sur l’aide imposé au gouvernement du président Jean-Bertrand Aristide par les É.-U., le Canada et l’Europe après les élections de 2000, on a sacrifié un projet d’installations de traitement des eaux dans la région même où sont apparus les premiers cas de choléra. [5]


Un défi pour l’Amérique latine

Le point de vue exprimé par Seitenfus reflète les inquiétudes d’un nombre croissant de personnes en Amérique latine et dans les Caraïbes quant au traitement accordé à Haïti. Ces inquiétudes furent mises en évidence quand le Caricom décida de légitimer l’élection du 28 novembre en dépêchant une délégation d’observateurs et en endossant les résultats, qualifiés de regrettables mais légitimes.

Dans un article paru le 15 novembre, l’auteur de ces lignes et le co-auteur Kevin Edmonds allèguent que :

« La décision du Caricom de participer à ces élections profondément entachées d’irrégularités constitue un revirement important par rapport à sa position de février 2004 quand le président et le gouvernement élus d’Haïti ont été renversés par une révolte paramilitaire largement appuyée par les É.-U., le Canada, la France et le conseil de sécurité de l’ONU. À l’époque, le Caricom avait condamné le renversement. » [6]

À titre de Latino-Américain, Ricardo Seitenfus dit qu’il a honte du traitement accordé à Haïti. C’est une « offense à notre conscience ».

Mark Weisbrot, du Center for Economic Policy Research, prévient dans un récent article que la participation soutenue de pays latino-américains à la mission militaire de la MINUSTAH est de plus en plus intenable, au fur et à mesure que s’affirme le caractère menaçant de la mission.

Évoquant la tentative de coup d’État contre le gouvernement élu au Venezuela en 2002, il pose une question hypothétique : est-ce qu’un seul gouvernement d’Amérique latine aurait osé participer à une mission d’occupation si le coup avait réussi?

Weisbrot présente les enjeux en Haïti pour l’Amérique latine et les Caraïbes :

« Les gens qui ne comprennent pas la politique étrangère des É.-U. pensent que le contrôle d’Haïti importe peu à Washington, parce que le pays est si pauvre et dénué de ressources stratégiques, minières ou autres… Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne Washington.… Les gouvernements de gauche seront écartés ou empêchés d’accéder au pouvoir lorsque faire se peut. » [7]


« Cela suffit de jouer avec Haïti! »

Dans son entrevue accablante, Ricardo Seitenfus entrevoit ce qui pourrait advenir d’Haïti grâce à une véritable solidarité internationale. « Cela suffit de jouer avec Haïti! », déclare-t-il.

Tout en saluant la vague de solidarité et de compassion à la suite du séisme, il ajoute que la charité ne peut être le moteur des relations internationales. Ce qu’il faut, prône-t-il, c’est l’autonomie et la souveraineté des peuples, un commerce juste et équitable, et le respect d’autrui.

En Haïti, « Il faut construire des routes, élever des barrages, participer à l’organisation de l’Etat, au système judiciaire ».

« L’ONU dit qu’elle n’a pas de mandat pour cela, déplore-t-il. Son mandat en Haïti, c’est de maintenir la paix du cimetière. »

Se paroles prophétiques ne hantent peut-être plus les couloirs de l’OEA en Haïti. Mais elles ont donné une voix aux Haïtiens sans nombre qui vivent encore dans la misère des camps de personnes déplacées ou qui attendent toujours la reconstruction promise.

Ils n’attendront pas éternellement. Ils continueront d’affirmer leurs droits. Plus les élites d’Haïti et du monde tarderont à offrir une vision de l’avenir du pays, plus il se produira des explosions sociales par lesquelles le peuple réaffirme sa dignité et son aspiration légitime à la justice sociale.

Roger Annis est coordonnateur du Réseau de solidarité Canada-Haïti.


Notes

[1] Haïti est la preuve de l’échec de l’aide internationale2 (en français), entrevue avec Ricardo Seitenfus, Le Temps, 20 décembre 2010.
[2] Impact du choléra sur l’agriculture haïtienne3 (en français), par William Michel, 26 novembre 2010.
[3] Haiti cholera outbreak ‘came from UN camp’4, par Deborah Pasmantier, Agence France-Presse, 29 novembre 2010.
[4] Haiti: Epidemics of Denial Must End5, par Debora MacKenzie, New Scientist, 7 décembre 2010.
[5] Cholera in Haiti: Another Disease of Poverty in a Traumatized Land6, par Joia Mukherjee, 22 octobre 2010.
[6] With Friends Like These…CARICOM and the Flawed Election in Haiti7, par Roger Annis et Kevin Edmonds, 15 novembre 2010.
[7] Wikileaks Cables Show Why Washington Won’t Allow Democracy in Haiti8, par Mark Weisbrot, The Guardian, 17 décembre 2010.

Lectures recommandées sur les rapports entre Haïti et l’Amérique latine/les Caraïbes :