Edouard Glissant est passé

2011/02/08 | Par Joëlle Rousseau-Rivard

Le poète de la créolité, Édouard Glissant, est mort ce jeudi. Né en Martinique, son nom annonçait déjà son oeuvre : de « Senglis », un nom de colon, on aurait tiré « Glissant » en inversant les termes par jeu. Homme libre, il sera de tous les mouvements d’émancipation africains et antillais des années 50-60. Il s’oppose avec Sartre à la Guerre d’Algérie, fonde en 1961 le Front Antillo-Guyanais pour l’Autonomie, ce qui lui vaudra d’être expulsé de Guadeloupe et assigné à résidence en France. Poète, romancier et essayiste, ami de Franz Fanon qui réfléchit sur les ravages de la colonisation, Glissant développe une pensée de la créolité comme s’il s’agissait d’une « manière d’être-au-monde ».

Exit les idées enracinées, pures, dites ataviques, l’absolu racial qui hantait la revendication de négritude des Césaire et Senghor, le retour aux sources de l’Afrique... Pour Glissant, la matrice de son peuple, c’est le ventre houleux du négrier, l’arrachement premier. Et assumé pleinement.

Le monde moderne est toujours déjà métissé, le politique toujours déjà passé par là. Multiple, chaotique est l’origine. Et donc, écrit-il, l’identité se forge au carrefour des autres, par contamination plutôt que par opposition. D’où ses essais « Traité du Tout-Monde », « La Poétique de la Relation », « Pour une poétique du Divers » - sa poésie « Les Grands Chaos », « Sel noir », « Boises » - ses romans « La Lézarde », « Mahagony », « Le Quatrième Siècle ».

S’inspirant de la géo-politique, fragmentaire, des Caraïbes pour élaborer une pensée nomade, qui appelle la figure d’un archipel, Glissant est proche de la notion de rhizome de Deleuze et Guattari. À savoir qu’il n’existe pas de voie royale dans l’évolution des peuples, ni même dans celle des individus. Pas de racine totalitaire donc, mais un réseau complexe d’embranchements, de différences.

Si les vieilles nations se sont toutes fondées sur des épopées et des mythes de création du monde, mythes dont découlent « la violence cachée d’une filiation » et la transformation de la terre en territoire qu’on revendique pour soi, les communautés nées de la créolisation sont plutôt liées au « vécu conscient et contradictoire des contacts entre plusieurs cultures » - elles se reconnaîtront d’abord dans une pensée de l’errance et du tout.

Or, si on pense aux autochtones d’Amérique, il s’agit d’une communauté atavique qui n’a pas, il me semble, fait de la terre un territoire. Et pour avoir justement vécu selon le principe « qu’on appartient à la terre plutôt qu’elle ne nous appartient », peut-être ont-ils été dépossédés de leurs droits plus facilement face aux prétentions des colons européens...

Devant ces prétentions universalisantes et rationalistes des Occidentaux, fécondes soit, le poète des îles tient à enrichir une opacité réfractaire à l’assimilation. Parce que « reconnaître » l’autre ne signifie pas pour autant le « comprendre » - où on entend le verbe « prendre » qui renvoie à une mainmise, voir à la dévoration de l’autre à partir d’une quelconque supériorité.

Imageant sa théorie, Glissant dira de la Méditerranée qu’elle est « une mer qui concentre », une mer intérieure, encerclée de continents et, nécessairement, foyer de tous les monothéistes (religions de l’Un). Tandis que la mer des Caraïbes en serait une « qui diffracte », ouverte aux possibles des passages et des accidents. Il en est ainsi des créoles et des musiques hybrides comme le jazz, nées du choc d’entre les cultures. De leur désordre, qu’on n’aura pas réprimé, naissent des inventions baroques et syncrétiques.

Fin connaisseur de St-John Perse et de Faulkner, l’antillais choisira une écriture marquée « par le détour, la circularité, la redondance, l’ellipse et le décalage qui sont autant de modes de l’incertitude et de l’ouverture à la relation ». « Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées du système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements (...) La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la trace. »

Ref. Cultures France