Pierre Péan chasse la brume cachant les guerres secrètes en Afrique

2011/03/02 | Par Robin Philpot

(Pierre Péan s’entretiendra avec Robin Philpot de 13 h à 14 h sur les ondes de CIBL 101,5 le lundi 7 mars – www.cibl1015.com)

Pierre Péan a mis les pieds en Afrique pour la première fois en 1962, dans la foulée des libérations, mais aussi dans la foulée d’une nouvelle sorte de domination qu’on a fini par qualifier de néo-colonialisme, dont le lâche assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, libérateur du Congo, est devenu le symbole.

Au moins douze des trente livres que Pierre Péan a publiés depuis ce temps, portent sur l’Afrique et particulièrement sur la politique française en Afrique mais aussi, à un moindre degré, sur celle des autres pays grandes puissances.

Nombreux sont ceux qui le placent parmi les plus grands journalistes d’enquête au monde. Il réunit toutes les qualités de l’écrivain limpide et incisif à celles du journaliste rigoureux et sans complaisance, dont les sources, principalement documentaires, sont toujours fiables, et dont le carnet d’adresse est n’a pas d’égal.

C’est grâce à ce parcours incomparable qu’il a pu s’attaquer à un sujet aussi complexe et périlleux, mais ô combien important, que celui des guerres secrètes que les grandes puissances ont menées en Afrique depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

Carnages, Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Fayard, 2010) n’est pas seulement un tour de force par l’ampleur de la matière traitée mais aussi par les révélations sur des événements que l’on pense, souvent à tort, connaître.

Parmi celles-ci, les plus importantes concernent, à notre avis, le rôle d’Israël dans les guerres et les joutes de pouvoir qui ont laissé tant de morts sur le continent.

À titre d’exemple, peu après que le Général de Gaulle a commencé à parler en 1959 de l’autodétermination de l’Algérie, David Ben Gourion, premier ministre d’Israël, a essayé de convaincre de Gaulle, ainsi que tous les fonctionnaires français d’adopter sa solution : la partition de l’Algérie pour faire en sorte qu’il y ait une population française permanente le long de la Méditerranée qui serait alimentée par l’émigration de la France vers l’Algérie d’un million de Français.

Lors de sa deuxième tentative de convaincre de Gaulle, ce dernier lui a répondu : « Ma foi, vous essayez de créer un nouvel Israël en Algérie! » Il faut ajouter qu’Israël voulait être récompensé pour des attentats commis par le Mossad contre des dirigeants du FLN algérien pour le compte de la France.

Cette recherche d’une « profondeur stratégique » de la part de l’État hébreu expliquerait beaucoup son implication dans la politique et les guerres africaines, du Caire au Cap et de Djibouti à Dakar.

C’est sous cet angle qu’il faut regarder les bouleversements au Soudan, le plus grand pays de l’Afrique. Péan cite une conférence d’Avi Dichter, ministre israélien de la Sécurité intérieure, prononcée en Hébreu à l’Institut de sécurité, en septembre 2008.

Traitant du Soudan et de sa région le Darfour, il dit : « Pouquoi cette ingérence? Parce qu’il y a un lien avec la question palestinienne (…) Il est important que le Soudan n’arrive pas à se stabiliser durablement. Important qu’Israël ait maintenu le conflit au Sud-Soudan pendant trois décennies, et qu’il le maintienne maintenant dans l’ouest du Soudan [Darfour]. (…) Il faut jouer sur les conflits ethniques et confessionnels, poursuit Dichter, et prolonger ainsi la profondeur stratégique d’Israël. C’est ce qu’a résumé Gloda Meir quand elle s’est saisie du dossier en 1967. : ‘Il faut affaiblir les pays arabes dans leurs potentialités’ ». Pour y arriver le patron de la Sécurité intérieure, Dichter, propose divers moyens alternés, « tantôt la force, tantôt la diplomatie, tantôt les moyens de la guerre secrète. »

Mais Pierre Péan démontre aussi avec brio que les chefs d’orchestre des guerres secrètes en Afrique depuis plus de 20 ans se trouvent, non pas à Paris, ni à Londres, ni à Jérusalem, malgré leurs intérêts et interventions respectifs, mais à Washington.

Son portrait de Roger Winter, directeur depuis 1980 de la nébuleuse ONG US Committee For Refugees et homme à tout faire de Washington en Afrique, donne froid dans le dos. Mais surtout il aide à comprendre les terribles guerres, toujours en cours, qui ont mis l’Afrique centrale à sac, de Kampala, en Ouganda, à Kinshasa, au Congo.

Les lecteurs québécois seront très intéressés par les détails fournis sur le rôle du Canada dans ces guerres meurtrières. Comment Jean Chrétien, et son neveu Raymond Chrétien, alors ambassadeur du Canada aux États-Unis ainsi que le général Maurice Baril, ont sacrifié des millions de réfugiés rwandais et de congolais pour satisfaire les visées stratégiques de Washington au Congo.

Bref, ils ont manigancé avec l’administration Clinton pour qu’aucune force d’interposition n’intervienne au Congo (l’ex-Zaïre) en novembre 1996, laissant ainsi la voie libre au Rwanda, soutenu par Washington et Londres, pour envahir ce pays et tuer des centaines de milliers de Rwandais, surtout des femmes en enfants en fuite, ce qui a abouti à la prise du pouvoir à Kinshasa.

Et dans cette guerre, Israël n’est jamais loin. Plusieurs avaient remarqué que le président rwandais Paul Kagamé a visité Israël à l’automne 1996 pour rencontrer le premier ministre Netanyahou peu avant l’invasion de l’ex-Zaïre en novembre 1996.

Pierre Péan explique pourquoi. En fait, Kagamé s’était rendu auparavant à Washington pour préparer l’invasion. Là on lui a conseillé d’aller en Israël pour s’assurer de la neutralité du Mossad (services secrets israéliens) qui s’occupait de la sécurité du président Mobutu de Zaïre.

Les lecteurs québécois seront également intéressés d’apprendre de qui relevait vraiment celui qu’on a érigé en héros international, Roméo Dallaire, au Rwanda au printemps de 1994.

Selon Pierre Péan, « les ‘grandes oreilles’ françaises, basées sur l’île de la Réunion, dans l’océan indien, (lire les services secrets), détectent que le général Dallaire, patron des Casques bleus, envoie ses ordres d’opération, avec demande de directives, non pas à ses supérieurs de l’ONU, à New York, mais au lieutenant Daniel Schroeder, patron américain de l’opération prétendument humanitaire baptisée Support Hope, avec copie au lieutenant-colonel, Jim Anderson, qui est à l’ambassade américaine récemment rouverte à Kigali. Dans les faits, poursuit Péan, Dallaire est passé sous commandement américain, Washington considérant Boutros Boutros-Ghali, le secrétaire général de l’ONU, comme inféodé à la France. »

Carnages, Les guerres secrètes des grandes puissance en Afrique est un livre passionnant, bien écrit et essentiel pour comprendre les 50 dernières années en Afrique mais aussi dans les grandes capitales de l’Europe et de l’Amérique.

Carnages, Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique
Par Pierre Péan
Fayard, 2010
572 pages
$39.95