Vers une alliance énergétique Brésil-Venezuela-Bolivie?

2011/03/15 | Par André Maltais

« L’économie nord-américaine a besoin des minéraux de l’Amérique latine comme les poumons ont besoin d’air. »

Cette phrase d’Éduardo Galeano, publiée il y a 40 ans, dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine, garde aujourd’hui toute sa vérité, car la logique et les lois du modèle de civilisation capitaliste états-unien n’ont pas varié depuis ce temps.

Même qu’en s’imposant au fil du 20e siècle à toute l’humanité, ce modèle, caractérisé par un développement, une consommation et un gaspillage sans fin, a fini par venir à bout de l’abondance des matières premières dans le monde.

Ainsi, selon l’Association pour l’étude du pétrole et du gaz (ASPO), la consommation mondiale de pétrole est maintenant de 30 milliards de barils par année, soit deux fois les réserves mexicaines. En d’autres mots, nous dit l’analyste économique et géopolitique espagnol, German Gorraiz Lopez, chaque six mois, le monde actuel épuise les réserves d’un pays pétrolier important.

La demande mondiale est telle que la production planétaire de pétrole a commencé à décliner et que plusieurs pays producteurs restreignent déjà leurs exportations afin d’assurer leur approvisionnement interne en cas d’urgence.

Gorraiz prédit que le monde va vers une psychose de sous-approvisionnement qui provoquera des hausses de prix « stratosphériques » des hydrocarbures.

Déjà, dit-il, dans un contexte de globalisation de l’économie et avec l’intervention spéculative qui accompagne le déclin pétrolier, les prix élevés des matières premières entraînent avec eux les prix des denrées alimentaires et provoquent des soulèvements populaires comme ceux auxquels on assiste présentement dans le monde arabe.

On ne peut douter, affirme pour sa part le sociologue universitaire vénézuélien, Joel Sangronis Padron, que le modèle états-unien abrège ses jours car l’écosystème terrestre n’en supportera pas encore longtemps la dynamique déprédatrice et destructive.

Et, pour son plus grand bonheur ou malheur, l’Amérique latine sera l’un des principaux protagonistes d’un tel scénario à cause de l’abondance de ses réserves non seulement en combustibles fossiles, eau douce et biodiversité, mais aussi en minéraux stratégiques nécessaires à produire les sources d’énergie alternatives au pétrole et au gaz.

On sait déjà qu’avec le pétrole vénézuélien et le gaz bolivien, les récentes découvertes maritimes de pétrole, au Nord-Est du Brésil, font que l’Amérique du Sud recèle maintenant davantage d’hydrocarbures que le Moyen-Orient ou la Mer Caspienne, avec, pour les États-Unis, l’avantage de leur proximité géographique.

Mais la région est aussi la principale zone productrice de biocombustibles dans le monde. À cause des immenses étendues de terre qu’ils consacrent à ces cultures, le Brésil fournit 45% du bioéthanol de la planète tandis que l’Argentine est le premier producteur mondial d’huile de soja, une importante composante du biodiesel.

Le sous-sol latino-américain recèle aussi beaucoup de minéraux radioactifs, à portée immédiate du Brésil et de l’Argentine, deux pays maîtrisant tous les cycles techniques de production d’énergie nucléaire et pour qui s’ouvre ainsi toute grande la perspective de fournir au monde l’énergie nucléaire de demain.

Surtout que les centrales nucléaires de nouvelle génération produiront l’énergie à partir non plus de la fission mais de la fusion des noyaux atomiques, et que le tritium, un alliage de lithium et d’hydrogène, est requis pour ce dernier procédé. Or, c’est en Amérique du Sud qu’on trouve près de 80% des gisements de lithium connus dans le monde.

À cause d’une grande capacité à emmagasiner l’électricité, le lithium sert aussi à fabriquer les batteries de voitures électriques ce qui, nous dit Padron, devrait en faire le successeur du pétrole dans le transport mondial, dès la 3e ou 4e décade du 21e siècle.

Ce minerai extrêmement important est concentré dans le triangle formé des salares d’Uyumi (Bolivie), Atacama (Chili) et Hombre Muerto (Argentine). À elle seule, la Bolivie détient 50% du lithium mondial.

Mais depuis la venue au pouvoir d’Evo Morales, cela inquiète beaucoup les États-Unis qui, à cause de sa législation minière néolibérale et de son alignement rigide sur les intérêts de Washington, auraient déjà promu le Chili au rang de fournisseur de lithium de la planète.

Le gouvernement bolivien, avertit Padron, se doit d’être très vigilant dans sa revendication d’un accès à la mer auprès du gouvernement chilien de Sebastian Pinera, car il est fort probable que les gisements de lithium boliviens soient déjà dans la mire de Santiago et Washington.

Le Venezuela vient aussi d’annoncer la découverte d’importantes réserves de coltan, matériau de base dans la fabrication de condensateurs et microcomposants d’ordinateurs, consoles cellulaires de jeux vidéo, GPS, satellites, missiles téléguidés, etc. Ce minerai n’était jusque là accessible que dans la région africaine des Grands-Lacs (RDC, Burundi, Rwanda).

Ces caractéristiques du sol et sous-sol sud-américain auront très bientôt d’importantes implications géopolitiques. Le Venezuela sera vraisemblablement le dernier pays à atteindre le pic de sa production pétrolière alors que la Bolivie, au dire même du directeur du Projet du millénaire de l’ONU, Jerome Clayton Glenn, pourrait, dans un proche avenir, devenir « le fournisseur de combustibles de la planète ».

Or, ces deux pays, nous rappelle Padron, sont des alliés politiques et idéologiques, co-fondateurs de l’ALBA qui, vue sous l’angle énergétique, paraît tout-à-coup bien autre chose qu’un club d’utopistes et de rêveurs.

Les États-Unis ont démontré, au 20e siècle, que les pays qui contrôlent les sources d’énergie ont la possibilité d’influencer grandement le modèle de civilisation et les formes d’organisation sociale et conviviale adoptées par l’humanité.

Or, avec respectivement le Socialisme du 21e siècle et le Sumak Kawsay (bien vivre), le Venezuela et la Bolivie proposent deux des rares modèles pouvant servir d’alternative à un capitalisme de moins en moins viable.

À cela, il faut ajouter que le Brésil est une puissance économique qui, sans réellement proposer de nouveau modèle de civilisation, vise à transformer l’ordre international unipolaire en vigueur.

Une alliance entre ces trois pays, un axe énergétique pétrole-lithium-éthanol, placerait ces derniers en position d’imposer des règles et conditions au milieu du chaos de la multipolarité mondiale, ce que semblent avoir bien compris les géo-stratèges russes et chinois qui se positionnent, en ce moment, en Amérique latine.

Les analystes états-uniens ont compris aussi, et cela explique le gigantesque effort militaire et déstabilisateur qu’ils déploient dans toute l’Amérique latine et qui, pour le moment, parvient suffisamment à intimider et diviser entre eux certains pays pour endiguer une alliance régionale.

L’intervention des États-Unis dans la région est un impératif de survie impériale, estime l’éditeur du magazine bolivien Patria Grande, Eduardo Paz Rada.

Les manœuvres de déstabilisation, par exemple, font en sorte que des pays comme la Bolivie et le Venezuela réduisent de plus en plus leurs initiatives régionales pour éteindre les feux qui s’allument régulièrement à l’intérieur de leurs frontières.

Une Amérique du Sud unie et intégrée est le pire cauchemar des cercles de pouvoir états-uniens surtout dans le contexte actuel où l’énergie pourrait devenir la « carte de visite » qu’une région libérée des États-Unis présenterait au monde multipolaire d’aujourd’hui.