L’affaire Noir Canada

2011/10/21 | Par Claude Vaillancourt

Dès que Barrick Gold a lancé sa poursuite de six millions de dollars contre les auteurs et l’éditeur de Noir Canada, il était évident que cette cause deviendrait emblématique. La compagnie ciblait un livre produit par des chercheurs de formation universitaire, qui avaient colligé avec patience d’innombrables documents en provenance de sources reconnues, soulignées dans un appareil de notes remarquablement volumineux.

Cette poursuite posait une question fondamentale. Que comptait-il davantage : l’image publique d’une grande compagnie ou la liberté d’entreprendre des recherches scientifiques sur tout sujet digne d’intérêt?

Le débat a été faussé au départ par la disparité des forces en présence : d’une part une richissime compagnie aurifère pouvant puiser dans des fonds illimités pour financer un bataillon d’avocats grassement payés; d’autre part des auteurs fauchés et un petit éditeur dont la raison première d’exister n’est pas d’engranger les profits. Une rencontre entre deux mondes. Barrick Gold, puissante machine à faire de l’argent, pour laquelle la fin justifie les moyens, se trouvait devant des gens selon lesquels les idées valent plus que tout.

Plutôt que de faire taire les auteurs, la poursuite de Barrick Gold a soulevé l’indignation. Les auteurs se sont trouvé de très nombreux appuis au Québec et à travers le monde. Le livre, destiné à un public réduit, est devenu un best-seller et a été apprécié par de nombreux lecteurs. Pressé d’agir par tant de gens choqués devant l’arrogance de la compagnie et inquiets pour la liberté d’expression, le gouvernement de Jean Charest a adopté une loi contre les poursuites-bâillons, qui a servi aux avocats de Noir Canada pour leur défense, et qui servira encore contre d’autres compagnies.

Si bien qu’on peut se demander si les représentants de Barrick Gold n’étaient pas tombés sur la tête. Non seulement ils ont permis de faire connaître un livre qu’ils voulaient étouffer, mais par leur morgue et leur manque de jugement, ils ont indirectement permis de créer une arme pour les combattre.


Difficile position

Nous savons maintenant que la bataille a pris fin par un règlement à l’amiable. Noir Canada est désormais interdit de publication et l’éditeur aura à payer un montant significatif. Triste jour pour la liberté d’expression : Goliath l’a emporté sur David et la grande compagnie est bel et bien à l’origine d’un des plus inacceptables cas de censure de ces dernières années. Mais il serait difficile de blâmer les auteurs et l’éditeur d’avoir cédé devant un mastodonte. Il faut surtout bien saisir le cas Noir Canada dans toute sa complexité.

Dans un passage particulièrement troublant du premier jugement rendu sur l’affaire le 12 août 2011 par la juge Guylène Beaugé, il est dit que «le test en matière de diffamation ne requiert pas nécessairement la démonstration de fausseté de chacune des allégations; il peut suffire d’établir que les propos litigieux ternissent la réputation de la victime selon un standard objectif […]» La vérité du propos des auteurs — leur meilleure arme de défense — n’était donc pas un enjeu dans ce procès, ce qui pouvait mener aux conclusions les plus imprévisibles.

Le chemin de la Justice est aujourd’hui bien encombré et surtout très coûteux. Et même si la juge Beaugé a ordonné à Barrick Gold une provision de 143 190, 96 $ pour la défense, ce montant — qui aurait pu être contesté par la compagnie, ce qui aurait prolongé encore les procédures — se révélait encore bien insuffisant pour un procès de grande envergure, complexe, aux conséquences considérables.


Une bataille qui doit se poursuivre

Le parcours des auteurs de Noir Canada, Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher et de l’éditeur Écosociété a été exemplaire. Devant une mise en demeure de Barrick Gold, ils ont choisi d’aller de l’avant et de publier le livre. Avec ténacité, avec une énergie constante, ils ont su attirer l’attention sur leur mésaventure, en faisant bien comprendre les conséquences de l’attitude de Barrick Gold sur l’accès au savoir, la liberté d’expression, ou tout simplement, sur la nécessité de réfléchir aux actions des grandes compagnies, au-delà de l’image qu’elles veulent donner d’elles-mêmes.

Ils ont dû subir un grand stress, se démêler dans l’inextricable labyrinthe de la Justice, se battre contre une compagnie au pouvoir gigantesque, avec un puissant conseil d’administration qui inclut un membre aussi influent que Brian Mulroney.

Pendant vingt jours, ils ont encaissé des interrogatoires au préalable, considérés comme abusifs par la juge Beaugé. Ils n’ont rien cédé sur leur dénonciation des comportements déplorables des compagnies minières canadiennes en Afrique — dont on découvre qu’elles agissent aussi de façon peu scrupuleuse aux Québec. Mais peut-être, sous le poids de deux poursuites, n’ont-ils pas pu rappeler suffisamment la nécessité d’une commission d’enquête indépendante sur les agissements de ces compagnies, ce qui était la conclusion de leur livre.

Bien qu’on ait désormais imposé sa disparition, Noir Canada est surtout un livre qui a existé envers et contre tout, qui se retrouve sur différents supports, et qui continuera peut-être à se perpétuer dans la clandestinité si on choisit de le faire vivre.

Dans de nombreux pays, le mouvement des Indignés a pris comme cible une haute finance coupée du monde et accumulant les profits avec un manque total de considération pour la très grande majorité de la population. L’attitude de Barrick Gold leur donne une fois de plus raison. Nul ne doit être à l’abri de la critique, et la dénonciation des abus des grandes entreprises est un exercice à la fois nécessaire et salutaire. C’est ce qu’ont tenté de faire, avec courage, les auteurs de Noir Canada. En dépit de l’intimidation dont ils ont été victimes, souhaitons qu’ils aient rapidement des successeurs.


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