Ça vend donc ça marche!

2012/01/26 | Par Ginette Leroux

Depuis 1984, la réalisatrice Léa Pool nous a habitués à des films de fiction. On se souviendra de « Maman est chez le coiffeur » (2008) et « La dernière fugue » (2010), ses plus récents opus. Elle revient cette fois avec un documentaire percutant.

« L’industrie du ruban rose » braque une lumière crue sur les campagnes de publicité qui permettent d’engranger des millions de dollars annuellement au profit de la lutte contre le cancer du sein. Le film montre comment les experts de la mise en marché de la « cause de rêve », ruban rose brodé sur le cœur, ont su pénétrer la culture nord-américaine, insufflant aux milliers de femmes et d’hommes, qui marchent, courent, pédalent, rament, escaladent des montagnes ou sautent en parachute pour la cause, la conviction de l’imminence de la découverte d’un traitement.

Peut-on faire confiance à ces gens de l’industrie? Que cache ce joli et fragile ruban rose? Où va l’argent amassé et, surtout, sert-il vraiment la cause du cancer du sein?

Attention, ce qui suit pourrait mettre à l’épreuve vos convictions les plus profondes.

Il existe une culture du cancer du sein. Les premières images nous transportent à Washington, DC. Plus de 40 000 femmes, chauffées à bloc, attendent le moment de départ. « Si vous êtes une survivante, levez les mains », exhorte l’organisatrice au micro. Puis, s’adressant aux autres, elle demande de faire le même geste si un membre de leur famille ou une amie a souffert du cancer du sein. « Maintenant, attrapez la main de votre voisine ». Toutes sont désormais concernées. Les survivantes ouvrent la marche, accueillies sous un tonnerre d’applaudissements.

Rose, mais pas morose. L’énergie, l’enthousiasme des participantes sont la condition essentielle de ces manifestations, car aucune compagnie n’associerait son nom à une cause déprimante. À Washington, DC, Nancy Brinker, fondatrice et chef de la direction de la Susan G. Komen Race for the Cure a, à elle seule, récolté plus d’un milliard de dollars grâce à son programme de philanthropie engagée. Sur le même podium et pour les mêmes raisons de collectes de fonds, se trouvent, annuellement, la Revlon Run/Walk for Women à New York, l’Avon Walk for Breast Cancer à San Francisco et plus près de nous, à Montréal, le Week-end Pharmaprix pour vaincre les cancers féminins.

La crédibilité de leur engagement s’exprime dans les programmes créés par ces entreprises. Par exemple, Avon et « l’Avon Breast Cancer Crusade », Evelyn Lauder, de la société Estée Lauder, première de l’industrie cosmétique à avoir adopté le ruban rose comme symbole de la lutte contre le cancer du sein. La compagnie automobile Ford a également mis sur pied sa campagne « Warriors in Pink ».

Elle est frappante, la volonté de ces publicitaires d’identifier la cause du cancer du sein à un combat, à une croisade et les femmes, à des guerrières vêtues de rose. Samantha King, dont le livre « Pink Ribbons, Inc. – Breast Cancer and the Politics of Philanthropy » a servi de matière de base au documentaire, croit que de nombreuses femmes ne se laissent pas berner par cette approche qui veut que, « pour être une survivante, il faut garder un bel optimisme et participer à ce (qu’elle) appelle la tyrannie de la bonne humeur ». Ce qui nie en rien la sincérité des femmes qui s’impliquent dans ce mouvement de soutien à une cause vitale.

En ce sens, Léa Pool a vu juste en donnant la parole à des femmes qui se battent au quotidien contre la maladie et dont les jours sont comptés. La cinéaste et son équipe se sont rendus à Austin au Texas pour rencontrer un groupe de femmes en phase terminale. Plusieurs d’entre elles rendent un témoignage poignant. Jeanne Collins, membre de la IV League – qui fait référence au stade métastatique de la maladie – lance un cri vibrant : « Tu es l’ange de la mort, tu sais, un sujet tabou. Elles apprennent à vivre, tu apprends à mourir », dit-elle, refusant l’étiquette de « survivante », un affront, selon elle, à celles qui ne survivent pas. Ce n’est pas parce que ces femmes n’ont pas combattu vaillamment qu’elles meurent. Ce n’est pas un échec. L’idée de « l’ennemi à vaincre » est un message difficile à comprendre pour celles qui vont partir.

Maricela Ochoa, issue d’une famille aux pratiques religieuses rigoureuses, remet en question ses croyances. « Dieu ne peut me vouloir tant de mal », dit-elle incapable de comprendre ce qui lui arrive. La Vietnamienne mange fruits et légumes, pas de sucre, pas de viande, rien qui ne saurait nuire à sa santé. « Ce n’est pas normal », dit-elle les larmes aux yeux, désemparée plus que désespérée.

Les grandes campagnes publicitaires orchestrées de mains de maître font oublier les femmes malades derrière la cause. Ces femmes ne sont pas « des petits rubans roses ». Elles souffrent, espèrent et, malheureusement, trop souvent, elles meurent. Cinquante-neuf mille d’entre elles décèdent à chaque année en Amérique du Nord. Aujourd’hui, aux États-Unis, une femme sur huit est diagnostiquée. Pourtant, depuis 40 ans, les recherches n’ont pas donné les résultats escomptés, les traitements proposés restent pratiquement les mêmes : chirurgie, radiation et chimiothérapie. Dre Susan Love, défenseur de la recherche sur la prévention et auteure du livre « Dr. Susan Love’s Breast Book », lance crûment que ces traitements se résument à se faire « charcuter, brûler et empoisonner ».

À l’inverse du discours convenu des distributeurs de pensées positives, les voix de professionnelles de la santé, d’auteures et de militantes, dont plusieurs sont féministes, telles Susan Love, ressortent. Dans un langage simple, souvent imagé et toujours convaincant, ces femmes expliquent, démystifient, repolitisent la cause.

« Comment peut-on trouver un traitement valable si on ne sait pas ce qui cause la maladie? dit Susan Love. Selon elle, elle se trouve au cœur du problème. La mutation qui s’opère dans les cellules se passe à l’intérieur de l’organisme. D’où l’importance de la prévention à laquelle n’est accordée que 3% à 5% du budget consacré à la recherche, martèle l’indignée femme médecin.

Une bien triste histoire. Alors que les compagnies se fendent en campagnes publicitaires pour la collecte de fonds, ces mêmes compagnies apposent le ruban rose à certains de leurs produits cosmétiques, ménagers ou alimentaires pour influencer le choix des consommatrices en leur faveur, ces dernières étant persuadées que ces achats bénéficieront à la cause qui leur tient à cœur. En bout de ligne, le profit net de ces entreprises passera bien avant la cause qu’elles disent défendre. Un marketing aussi efficace que les stock-options réservées aux dirigeants de ces compagnies!

Chemin faisant, le film de Léa Pool révèle également d’autres dérives d’une industrie qui, d’une main, recueille de l’argent, soit disant pour une bonne cause et, de l’autre, ne se gêne pas pour faire ce qu’on appelle du « pinkwashing », c’est-à-dire qu’elle incorpore à ses produits des substances cancérogènes qui provoqueront, à la longue, le cancer du sein ou d’autres types de cancers. Peut-on dire ici que la main droite ignore ce que fait la main gauche?

Il fallait une femme de cœur pour réaliser ce film. Mais, elle devait aussi être capable de relever tous les coins de ce phénomène de société pour démontrer l’aspect éminemment politique d’un simple ruban rose. Ce n’est pas un film didactique, il ne donne de leçon à personne. Léa Pool voulait un film grand public. Elle a réussi.

Toujours prêtes à marcher? On ne demande pas aux gens de cesser de donner. Mais, il est impérieux de se demander où va l’argent qu’on donne si généreusement. Sans oublier de vérifier le contenu des produits cosmétiques que nous utilisons pour masquer nos rides, ces méfaits de l’âge, nous dit-on. Posez des questions. Exigez des réponses.

L’industrie du ruban rose, en version anglaise sous-titrée en français (parce que produit par le programme anglais de l’ONF), un film de Léa Pool et de la productrice Ravida Din, en salles le 3 février, aux cinémas Quartier Latin, Guzzo (Mégaplex Pont-Viau), à la Maison du cinéma à Sherbrooke et au Clap à Québec

Bookmark