La grande tristesse en nous

2012/02/03 | Par Marie-Paule Grimaldi

Le titre seulement fait frissonner et obsède à la fois : Tristesse animal noir laisse peu de doute sur la teneur de ce qui nous attend et déjà l’entrechoc des mots fait entendre la langue du texte, une poésie sans détour sur ce qu’elle veut nommer.

Claude Poissant et le Théâtre PàP ont choisi le texte de la jeune allemande Anja Hilling pour cette nouvelle création en coproduction avec l’Espace Go, et Poissant semble même avoir choisi le texte avant sa propre mise en scène tellement celle-ci, lente et épurée, cherche à servir les mots qui mettent à vif une terrible fragilité.

L’histoire, peut-être celle de tout l’Occident moderne, c’est celle d’une insouciance soutenue par une arrogance naïve qui conduira les personnages à être à la fois criminels et victimes.

Ils sont six amis, trois couples et un bébé, ce sont des artistes, architecte, photographe, peintre, musicien, autant rêveurs que fonceurs. Ils vont simplement passer une nuit à la belle étoile en forêt, se goinfrer autour du barbecue, s’amuser, se détendre.

Sauf qu’après plus de trente jours sans pluie dans la région, une simple étincelle peut causer des incendies ravageurs, et c’est précisément ce qui va leur arriver. Après avoir passé la première partie à les connaître, la seconde à les suivre au cœur même de leur survie pendant le feu, la troisième nous les fait voir après, dans ce qui reste, ou non, de vie, après l’horreur et la faiblesse infinie.

Les mots comme l’histoire n’épargnent personne, mais l’auteure ne cherche pas à régler des comptes non plus, elle fait tomber les masques et montre l’en-dessous, mais sans juger ses personnages.

Au début, elle nous les montre tels qu’on peut les voir, tels qu’eux-mêmes croient se voir. Dans leur dialogue, on sent les flèches lancées ici et là comme on sent une tendresse certaine, mais malgré leur amitié, leur individualisme est criant.

La description des flammes ensuite est aussi belle que de plus en plus étouffante, le texte de la deuxième partie est dense, mais demeure fluide et se fait très bien entendre, ce qu’on doit aussi à l’admirable traduction de Sylvia Berutti-Ronelt et de Jean-Claude Berutti.

À la fin, les voix se multiplient, se juxtaposent et se confrontent. Avec Tristesse animal noir, Anja Hilling touche et décrit la peine pure, celle qu’on trouve au-delà du désœuvrement, ce sentiment si difficile a approché, en vrai comme au théâtre.

Et c’est bien ce sentiment que Claude Poissant cherche à éveiller, et non pas une émotivité, puisqu’il n’y en a presque aucune dans le jeu des acteurs.

On les voit pourtant des plus humains, dans un jeu très naturel, trop peut-être, puisant en eux-mêmes plus que dans les personnages pour atteindre leur propre peur, désespoir et résilience.

De toute évidence, ils ont tous eu le courage d’y aller, et de se lancer littéralement dans le vide, puisqu’il n’y a rien ou presque autour d’eux. Sur une scène presque dénudée, puis seulement dans une fumée légère, ils semblent suspendus dans des traits de lumière pendant que chacun raconte la traversée du feu, et quelques accessoires à peine viendront appuyer le retour à la normalité; le texte fait tout le décor.

Le langage scénique est bien celui de Poissant, le dépouillement servant l’intériorité. On y retrouve une certaine prétention, celle de faire un théâtre contemporain senti.

Toutefois, la première partie s’étire en longueur, les pauses entre les courtes saynètes alourdissent, malgré la musique composée par Philipe Brault ou celle interprété sur scène par Alexandre Fortin et Marie-Ève Pelletier, qui joue aussi le rôle de narratrice.

Devant les instantanés de la fiction, la narratrice ponctue et stimule l’action, la met en contexte et relève le suspense, un dynamisme fort, mais qu’on doit encore ici surtout au texte. Le sensationnalisme et le pathos auraient pu être mille fois utilisés, et Poissant, à son habitude, a choisi la sobriété et l’élégance, sans rien perdre en puissance.

Sauf que cet esthétisme ne nous mène pas à une communion ou même à une empathie pour cette histoire et ses protagonistes, au contraire, il en ressort une grande impression de dureté. Mais si l’on reste froid devant une telle incandescence, c’est peut-être qu’on fait résistance à la fragilité qui nous habite, puisque le spectacle, dans sa forme, nous ramène à nous-mêmes.

C’est pourtant une occasion belle et rare de voir du théâtre réfléchi, soutenu, réussi, qui explore aussi loin notre nature. Pas facile, mais à ne pas manquer non plus.

Tristesse animal noir, 17 janvier au 11 février, Espace Go, 4890 Saint-Laurent

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