HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE

2012/02/28 | Par Christian Néron

L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie, auteur de plusieurs articles et essais sur l’histoire des institutions.

La loi 101 a mauvaise presse. Honnie au Canada anglais, elle a même été comparée aux lois de Nuremberg. Le docteur Laurin a connu le désagréable privilège d’être comparé à l’infâme docteur Goebbels. Quel mépris des droits fondamentaux !

Comment une telle loi a-t-elle pu être adoptée dans un pays ayant une si haute tradition d’acceptation des différences et du respect des droits de chacun ? La Cour suprême, conscience morale et judiciaire du Canada, a dû intervenir à plusieurs reprises pour en juguler les effets les plus néfastes. Jamais un peuple civilisé n’était allé aussi loin, n’était descendu aussi bas, dans la répression de la liberté d’expression et de parole depuis…1362.

Le mercredi 29 septembre 1362, la Guilde des marchands de Londres présente, à l’ouverture de la session d’automne du Parlement de Westminster, une étonnante pétition requérant que la langue anglaise soit substituée à la langue française au titre de langue des tribunaux.

Au soutien de leur demande, les marchands allèguent, entre autres, les «grantz maulx & mischiefs qi sont advenuz a plusours du Royaulme de ce qe les leyes, custumes & estatutz du dit Royaulme ne sont pas connuz communement en mesme le Royaulme, par cause qils sont pledez, monstrez & juggez en la lange Franceise qi est trop desconnue en dit Royaulme»1.

La requête crée toutefois du remous à Westminster. Les légistes sont d’avis qu’un tel bouleversement n’est pas réalisable et les lords craignent qu’un isolement linguistique de l’Angleterre ne devienne préjudiciable à leurs rapports soutenus avec l’aristocratie européenne. Mais la cassette du roi est à sec.

Le 13 octobre suivant, le roi Édouard III, qui tire désormais la plus grande part de ses revenus des taxes sur le commerce, donne une réponse favorable à la pétition qui vient d’être votée par son Parlement : «La peticion est resonnable & le Roi avisera a ce qel produise son effet».

Il s’agit là du premier cas connu d’une langue expressément imposée par la volonté du législateur. Personne n’a pourtant jamais soufflé mot qu’il pouvait s’agir là d’un geste infâme, choquant, ignoble. En tout cas, pas au Canada.

Afin de comprendre la portée de cette loi dans son cadre juridique, il est important de retenir que, dans le système juridique anglais, le «droit coutumier» pose les règles ou principes généraux, et que les «statuts» du Parlement établissent des distinctions, des dérogations ou des règles nouvelles.

Ainsi, l’usage de la langue anglaise est devenu légal devant les tribunaux anglais en vertu d’un «statut» – c’est-à-dire d’une loi du Parlement – qui dérogeait expressément à une règle séculaire de «droit coutumier». Cette particularité du système juridique de l’Angleterre doit être prise en compte lorsqu’il s’agit de comprendre les fondements légaux des intérêts et revendications linguistiques au Canada.

En matière de droit colonial, le principe de réception et d’application des lois de la mère patrie est le suivant : les règles de «droit coutumier» s’appliquent de façon générale, alors que, sauf exception, c’est tout le contraire pour celles d’origine «statutaire» du fait qu’elles dérogent à des règles du droit coutumier2.

L’autorisation d’utiliser la langue anglaise devant les tribunaux anglais nous en fournit un bon exemple. Ainsi, pour des raisons de juste représentation des justiciables devant les tribunaux du roi, le «statut de Westminster» de 1362 a substitué l’usage de l’anglais au français afin de mettre un terme aux «grantz maulx & mischiefs advenuz a plusours du fait qe la lange Franceise estait trop desconnue en dit Royaulme».

Dans ce cas, les motifs précis de la dérogation à la règle de droit coutumier ont même été intégrés au libellé de la loi : «la lange Franceise estait trop desconnue». Donc, n’eussent été les difficultés découlant de cette «desconnaissance» du français chez les justiciables anglais, la langue française aurait pu demeurer encore longtemps la langue du droit et des tribunaux en Angleterre en vertu de la coutume, communément appelée «common law» par la suite.

Lorsque le Canada est devenu colonie de Sa Majesté britannique, une partie de la «common law», et non le droit «statutaire», a été mise en vigueur à la suite de l’adoption de la Proclamation royale du 7 octobre 1763.

La mesure a d’ailleurs provoqué un tel chaos dans la province que lord Mansfield3, juge en chef de l’Angleterre, premier informé de la situation et alarmé à l’idée que le gouvernement aurait changé en douce et inopinément les lois et coutumes du Canada, s’est adressé expressément au premier ministre Grenville pour lui demander d’ouvrir sans délai une enquête sur la question.

En juin 1774, à la suite de nombreux avis, rapports et travaux préparatoires sur la constitution du Canada, le Parlement de Westminster rétablissait la situation en adoptant l’Acte de Québec.

À l’exception du droit criminel et des lois ecclésiastiques, les lois et coutumes du Canada étaient reconduites dans leur intégralité. Des interprétations «révisionnistes et réductionnistes» prétendront par la suite qu’il ne s’agissait que des lois civiles régulant les affaires privées des Canadiens, mais cette hypothèse n’a même jamais été envisagée par les lords et juristes qui ont préparé et rédigé le projet de loi. À cette époque, les juristes anglais considéraient que tout le droit était public. La division entre droit privé et droit public était pour eux une idée aberrante.

Bien que la Proclamation royale n’ait pas introduit le droit «statutaire» anglais dans la colonie, l’Acte de Québec a eu le mérite d’écarter tout doute en ce sens et de confirmer, par la reconduction des anciennes lois et coutumes du pays, la place du français au titre de langue officielle du Canada, ainsi qu’il en allait depuis l’Ordonnance du 24 février 1663.

Bien entendu, les immigrants britanniques vont prétendre le contraire, mais le vieux principe juridique qui établit qu’il n’y a «pas de droit sans loi» s’applique également à eux.

Le «statut de Westminster» de 1362 qui avait fait de l’anglais la langue des tribunaux en Angleterre n’a jamais été reçu et mis en vigueur au Canada. Plus encore, personne ne pouvait logiquement prétendre que «la lange franceise était trop desconnue» au Canada.

Qu’en est-il alors des «droits» de la langue anglaise au Canada ? Les immigrants britanniques ont toujours pris pour acquis que la question ne se posait même pas. La «conquête» avait réponse à tout.

Faut-il s’en surprendre ? Même à la Cour suprême, il y a encore quelques juges alpha qui surfent joyeusement sur ce genre de postulat. Mais, s’il a fallu une loi expresse et explicite du Parlement de Westminster pour substituer l’anglais au français en Angleterre, pourquoi en aurait-il fallu moins pour le Canada ? L’introduction de la langue anglaise au Canada est donc un «fait» qui relève de la sociologie coloniale, et non une conséquence de la loi.

Dans un important jugement faisant le point en matière de droit colonial, lord Mansfield avait statué que les lois et coutumes en vigueur dans une colonie s’appliquaient de manière identique à tous ceux qui y résidaient, et ce, de façon aussi complète et certaine que les lois et coutumes de l’Angleterre s’appliquaient à tous ceux qui y résidaient. «An Englishman in Minorca or the Isle of Man, or the plantations, has no distinct right from the natives while he continues there»4.

Les immigrants britanniques au Canada n’ont donc pu apporter, dans leurs bagages, les lois et coutumes de l’Angleterre, et ce, même en matière de langue5. En 1867, toutefois, l’article 133 de la Loi constitutionnelle garantira à cette communauté culturelle des privilèges linguistiques en matière de justice et de législation.

Puis, en 1969, la Loi sur les langues officielles fera de l’anglais la deuxième langue officielle du Canada, au même titre que le «langage maternel françois» depuis plus de trois siècles.

Il appartient à ceux qui prétendent à des «droits historiques» d’alléguer et de démontrer l’existence de «lois historiques». Quant au «droit de conquête», il s’agit d’un mythe propre à la sociologie coloniale qui n’a rien à voir avec les lois et coutumes de l’Angleterre ni avec celles du Canada. Les mythes relèvent de la sociologie, et les droits de la loi.

Références :

1 Edw. III., Stat. 1, c. 15, in The Statutes of the Realm, printed by command of King George the Third, Dawsons of Pall Mall, London.
2 William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, vol. I, Oxford, Clarendon Press, 1765, à la page 105.
3 Lord Mansfield est considéré comme le plus grand juriste du XVIIIème siècle, et l’une des figures marquantes de l’histoire juridique de l’Angleterre.
4 Campbell v. Hall (1774) 20 State Trials, à la page 323.
5 Sir Henry Cavendish, Debates of the House of Commons in the Year 1774, on the Bill for the government of the Province of Quebec, London, Ridgway, Piccadilly, 1839.