Droits de scolarité : La charte et la dictature des juges

2012/05/02 | Par Pierre Dubuc

Le juge en chef de la Cour supérieure, François Rolland, cautionne la magistrature qui distribue ces temps-ci injonction sur injonction pour forcer le retour aux études des étudiants. Le juge ne nie pas le vote majoritaire des assemblées générales, mais il affirme, selon La Presse, que « La majorité ne donne pas le droit de tout faire. La charte est là aussi pour les droits des minorités. »

Nous avons bien hâte de voir comment l’éditorialiste André Pratte va commenter ces propos, lui qui qualifiait de « tyrannie de la minorité » le fait que les grévistes ne représentent que 35% des étudiants post-secondaires (La Presse, 30 avril).

André Pratte fait partie de ces fédéralistes qui présentent l’adoption de la Charte canadienne des droits comme le nec plus ultra de la démocratie et toute critique de la charte comme une position de droite.

Bien qu’il soit vrai que les critiques de la charte soient surtout venues des milieux de droite, il existe également des critiques de gauche de la judiciarisation de la vie politique.

C’est le cas de Michael Mandel qui a publié en 1996 La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, 1996. Nous vous présentons un résumé de son approche critique.



Une conception imposée aux pays vaincus

L'adoption de la Charte a entraîné une importante judiciarisation et une américanisation de la politique canadienne dont nous voyons aujourd'hui les conséquences.

Avec la Charte, nous sommes passés d'une conception britannique de la démocratie, avec la souveraineté absolue du Parlement, à une conception américaine où dominent le Bill of Rights et la Cour suprême.

Nous ne sommes pas les seuls à nous être engagés dans cette voie. En fait, dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont imposé directement des constitutions assorties de chartes aux pays vaincus – l'Allemagne et le Japon – et indirectement aux pays européens comme la France et l'Italie.

La promotion des libertés individuelles, associées aux Chartes des droits, a été au cœur de l'offensive idéologique des États-Unis contre les pays communistes tout au long de la Guerre froide. Ces dernières années, c'est au nom de la liberté et des droits individuels que les Américains sont intervenus en Irak et en Afghanistan.



Le Bill of Rights contre la «tyrannie de la majorité»

Le Bill of Rights a vu le jour aux États-Unis, dans un pays où le cinquième de la population était réduit en esclavage et a donné à ce phénomène force de loi. Dans l'esprit des Pères de la Constitution américaine, il avait pour but, non pas une plus grande démocratisation, mais la défense des intérêts de la classe dominante contre les tendances « nivellatrices » de la démocratie.

Alors qu'en Europe, le cens électoral «protégeait» les bien nantis du suffrage universel, il n'était pas des plus utile aux États-Unis où la plus grande menace venait des petits fermiers endettés auxquels leurs maigres ressources donnaient le droit de vote et la possibilité de contrôler les assemblées locales.

Il est vite apparu nécessaire de protéger les droits de propriété des banques et des autres grandes institutions capitalistes par un appareil judiciaire dont les membres étaient nommés à vie et qui possédait le pouvoir de renverser toute loi qui les violerait.

Avec l'élargissement du suffrage universel, les pays anglo-saxons ont progressivement eu recours aux chartes des droits et aux tribunaux pour remplacer les institutions non électives déconsidérées, comme la Chambre haute (sénat, conseil législatif) et les institutions monarchiques (gouverneur général, lieutenant-gouverneur), afin de constituer un rempart contre la «tyrannie de la majorité».

Avec les chartes, on invoque la «primauté du droit», l'indépendance et l'impartialité des tribunaux, le triomphe de la raison sur la passion. Mais, dans les faits, on instaure la «primauté des juges», inamovibles, issus de la classe dominante, nommés pour des considérations partisanes et qui n'ont de comptes à rendre à personne. Et cela nous est présenté comme plus démocratique que la démocratie parlementaire !



Le meilleurs amis des politiciens sont-ils des juges?

Une note de service secrète, établissant la stratégie fédérale lors du rapatriement de la Constitution en 1981, nous apprend que le gouvernement Trudeau comptait neutraliser les politiciens qui s'y opposaient en faisant valoir que «les Canadiens préfèrent que leurs droits soient défendus par des juges plutôt que par des politiciens».

Dans son livre sur la judiciarisation du politique, Michael Mandel démontre comment les politiciens, tant de droite que de gauche, ont contribué à cet état de fait. Les politiciens de droite ont recours aux tribunaux pour ne pas avoir à consulter la population ou pour se débarrasser d'une question dont ils ne peuvaient tirer aucun parti.

Quant aux politiciens de gauche, imités par les syndicats et les groupes de pression, ils ont souvent été fascinés par les tribunaux. Les médias s'intéressent immédiatement à leur cause et, comme le souligne Mandel, «la forme du discours judiciaire laisse croire qu'il est possible de revivre l'histoire de David contre Goliath».

Bien entendu, c'est plus facile que d'organiser des campagnes publiques – dont les médias ne parleront pas – ou de créer un syndicat ou une organisation politique. Mais, ce faisant, ils s'illusionnent et contribuent à légitimer le système en place.



Soumettre à la critique le discours chartiste

La Charte des droits n'a pas réduit les inégalités sociales au Canada, ni la discrimination nationale et linguistique. Cependant, la Charte et son discours axé sur les «libertés individuelles» a réussi à discréditer toute référence ethnique ou de classe.

Il faut mettre fin à cette attitude de colonisés et avoir le courage de soumettre à la critique le discours «chartiste» et la dictature des juges.

Les libertés individuelles sont certes précieuses et fondamentales, mais les individus n'existent pas en dehors de leur nationalité et de leur classe sociale. Aussi, le contrôle judiciaire ne peut être démocratique que dans la mesure où les droits nationaux et sociaux sont pleinement reconnus et respectés, et que le pouvoir est exercé par la majorité de la population.

1. Michael Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, 1996.

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