Ces crimes dits d’honneur

2012/05/11 | Par Ginette Leroux

Avec « L’affaire Shafia », des valeurs et des croyances aux antipodes des nôtres ont fait irruption sur la place publique. Nous n’en étions plus aux accommodements raisonnables. Vu la gravité du geste – le meurtre de trois personnes – notre système de justice est intervenu. Trois membres de cette famille ont été jugés et condamnés. Avec ces événements en mémoire, c’est avec grand intérêt qu’on accueille « Ces crimes sans honneur » de la documentariste engagée Raymonde Provencher.

Après Grace, Milly, Lucy… des fillettes soldates  (2011), un fervent plaidoyer à la défense de ces victimes innocentes d’un conflit armé fratricide en Ouganda, Raymonde Provencher ajoute sa voix, juste et convaincante, dans le débat qui secoue les sociétés d’accueil occidentales aux prises avec ce problème auquel elles n’étaient pas préparées : la violence faite aux femmes immigrées, originaires d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et d’Afrique, qui défient le code d’honneur, inscrit dans leurs coutumes ancestrales.

Ses recherches l’ont menée en Allemagne, en Suède et à Toronto où se concentre la majorité des immigrants au Canada. Elle y a rencontré trois femmes et un homme, issus de l’immigration : l’auteure d’origine turque Necla Kelek, vivant à Berlin; Sara Mohammad, une kurde établie dans la capitale suédoise, et directrice de « Never forget Pela and Fadime », un organisme voué à la protection des femmes de sa communauté; et Arkan Assad, un jeune auteur, né dans une famille kurde d’Irak immigrée à Bothyrka en Suède. Tous trois ont livré des témoignages troublants et inspirants.

Au cimetière d’Uppsala, Sara Mohammad commémore la mort de Fadime. Pour que jamais ne soit oubliée sa fin tragique survenue en 2002. Née de parents kurdes, immigrés en Suède lorsqu’elle avait 7 ans, Fadime fut sauvagement abattue par son père parce qu’elle refusait un mariage arrangé. Au grand dam de sa famille, elle entretenait une relation amoureuse avec un Suédois.

Le meurtre, planifié en Suède, est survenu un an après le témoignage vibrant qu’elle avait livré devant l’Assemblée nationale suédoise sur l’enfer subie par les jeunes filles, comme elle, désireuses de vivre selon les valeurs de leur pays d’adoption. Ce crime gratuit a choqué les Suédois et éveillé l’opinion publique. Le père a écopé de la réclusion à perpétuité.

Chrétienne d’origine indienne, Aruna Papp vit à Toronto. En tant que travailleuse sociale auprès de femmes immigrantes violentées, elle apporte un autre point de vue. Selon elle, on se trompe quand on pointe du doigt la religion. Il faut plutôt interpeller la culture. Chrétienne, hindou, sikh, musulmane, juive, toutes ces communautés, sans exception, partagent les mêmes valeurs dans ces pays d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et d’Afrique. Toutes punissent de mort le manquement au code strict de l’honneur. La mort, seul châtiment possible à leurs yeux, peut laver la honte qui entache la famille.

Côtes et bras cassés, marques de fouet dans le dos, cheveux tirés, coups de pieds, ce sont là des témoignages d’une violence cachée, mais très fréquente, nous apprend la travailleuse sociale de Toronto.

« Après de nombreuses années sous la coupe d’un mari abusif, explique Aruna, la menace seule suffit. » Elle-même fut battue par son père, et les coups reprendront une fois mariée. « Au Penjab, précise-t-elle, l’homme passe avant tout. Celui qui est désigné comme patriarche doit être respecté, hors de tout doute. » Courageuse, elle demandera le divorce, pourtant proscrit dans ces communautés.

Selon Necla Kelek, allemande d’origine turque, « quand une femme immigre, elle arrive dans une ville turque, un ksar, peu importe le pays où elle s’installe ». Dans un ksar d’autres lois que celles du pays d’accueil s’appliquent. Celles de la « charia ». Le père et les associations islamiques détiennent le pouvoir.

Une femme qui les défie doit être châtiée. C’est souvent le cadet, qui n’a aucune valeur aux yeux de sa famille, qui doit s’exécuter, et cela peut aller jusqu’à tuer.

Une situation d’autant plus difficile pour les jeunes femmes turques qui désirent s’intégrer à la vie allemande. Dans les organismes d’aide, les intervenantes apportent leur soutien aux plus ouvertes, mais leurs mères demeurent sur la défensive. Souvent, on veut marier sa fille à un cousin pauvre de Turquie pour lui permettre de venir s’établir en Allemagne, afin qu’il puisse, par la suite, soutenir sa famille restée au pays.

Filmée de dos pour ne pas être reconnue, une jeune femme raconte le naufrage de son mariage. Sous la pression de son père, elle accepte de retourner en Turquie pour épouser un cousin éloigné. Trop moderne à son goût, il se met à la battre. Elle déserte alors le foyer conjugal, laissant sa famille folle de rage. La honte la tenaille au point où, lorsque sa sœur lui écrit et lui demande de venir sous prétexte que sa mère est très malade, elle cède. C’est un piège. Elle est vite rattrapée par son père qui la frappe violemment, l’enferme et lui retire sa liberté : plus de sorties, plus de passeport, plus de téléphone cellulaire.

Par chance, elle avait, avant de partir, donné à une travailleuse sociale l’autorisation de la rechercher si elle ne réapparaissait pas après six semaines. Avec l’aide de la police et de l’ambassade, elle est retrouvée. Malgré son retour en Allemagne depuis deux ans, elle peine à reconstruire sa vie, sa famille l’ayant reniée. « Si mon père n’était pas là, je pourrais voir ma mère », déplore-t-elle.

Ce témoignage rappelle l’excellent film de l’Autrichienne Feo Aladag, « L’étrangère », qui traite de la sujétion des femmes musulmanes en Allemagne et de la délicate question des crimes d'honneur. L’histoire rappelle le combat incessant d’une jeune femme, mariée à un homme de sa communauté, prise entre deux cultures, l’éducation stricte des parents et l’ouverture de la société allemande. Elle va devoir se réfugier dans un centre de femmes battues pour échapper à la colère des hommes de sa famille, son père et son frère. Le dénouement est dramatique.

Mais, il n’y a pas que les filles qui soient soumises à la toute-puissance paternelle. Arkan Assad en sait quelque chose. Malgré son intégration réussie dans la société suédoise, il doit accepter un mariage arrangé avec sa cousine. « Si une fille est forcée de se marier à un gars à l’autre bout du monde, ce même gars a peut-être lui aussi une petite amie qu’il ne veut pas quitter », déclare-t-il. Arkan a réussi à échapper à son destin et à recouvrer sa liberté. Il raconte son expérience dans un livre publié en 2011.

Est-il possible de prévenir ces crimes ? Cette question est traitée dans « La violence contre les femmes dérivée de la culture : un problème grandissant dans les communautés immigrantes du Canada », un rapport présenté en 2010 par Aruna Papp, intervenante ontarienne depuis plus de trente ans dans le comté de York en Ontario.

Malgré la mise sur pied d’un programme de formation visant la prévention auprès des nombreux intervenants sociaux, notamment les policiers, les avocats, les juges, les enseignants et les infirmières, le Canada est jugé très en retard sur les pays européens.

On l’a vu dans l’affaire Shafia. Trop souvent, on met dans le même sac la violence domestique et le crime relié à l’honneur. Éduquer est un premier pas. Légiférer permet d’aller plus loin. L’Allemagne l’a compris. Raymonde Provencher nous invite à le découvrir dans son film.

Ces crimes sans honneur, produit par Macumba Films et distribué par Les Films du 3 Mars, sort en salles le 11 mai 2012 à Montréal aux cinémas Excentris et AMC Forum et au Clap à Québec.

Bookmark