L’heureuse amnésie du Canada

2012/05/14 | Par Me Christian Néron

L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie.

Un article publié par le Dr. Michael Shevell dans le Journal of Neurological Sciences commentant la thèse de maîtrise de Tommy Douglas sur l’eugénisme a soulevé des commentaires et interrogations dans la presse anglophone. C’est à se demander si les Canadiens ne souffriraient pas d’une amnésie collective relativement au passé trouble de ce héros du Canada, se demande le pédiatre et chercheur de l’Université McGill ?

Ce questionnement, en effet, soulève un voile discrètement placé sur les pires égarements idéologiques du Canada et force à nous souvenir que Tommy Douglas, fondateur du CCF, a été, durant ses études universitaires, l’héritier d’une tradition exaltée par ses origines aryennes, et le témoin d’une époque aujourd’hui reniée, cachée, dissimulée, disparue de la conscience collective.

En 1933, Douglas déposait sa thèse pour compléter son programme de maîtrise en sociologie à l’Université McMaster. Étudiant curieux, sérieux et studieux, il n’avait pu demeurer indifférent et imperméable aux théories sociologiques alors en vogue ni ignorer les auteurs les plus prestigieux dans sa discipline.

Herbert Spencer était toujours un auteur majeur, l’un des pères de la sociologie moderne. En génétique et en statistique, Francis Galton était la référence suprême, incontournable.

Au moment où Tommy Douglas rédigeait sa thèse, les théories eugénistes de Galton avaient donné lieu à des idéologies politiques largement cautionnées par le monde scientifique anglo-saxon et sitôt mises en œuvre dans des lois eugéniques adoptées en Alberta, en Colombie-Britannique et dans vingt-quatre États américains.

Même l’Allemagne succombera à ce délire scientifique à partir de 1933. Et ce, sans compter les milliers de livres, d’articles et de brochures parus sur le darwinisme social, les origines aryennes des anglo-saxons, et leurs aptitudes innées et exceptionnelles à se bien gouverner et à gouverner les autres.

Toutefois, ce qui ressort et mérite toute notre admiration dans le parcours de Tommy Douglas n’est pas qu’il ait été influencé par cette littérature «scientifique» hautement valorisée et omniprésente dans ses années de jeunesse, mais qu’il ait réussi à s’en affranchir en prenant appui sur un ensemble de valeurs morales donnant priorité à la solidarité universelle entre les êtres humains.

Mais notre premier ministre, Stephen Harper, est assez mal placé aujourd’hui pour le dénoncer comme un sympathisant nazi en septembre 1939.

Pour ce qui est de l’amnésie collective des Canadiens face à leur passé censément «scientifique» et «glorieux», il y a là une heureuse conspiration du silence qui expurge et voile des dérives idéologiques aujourd’hui gênantes, troublantes, inavouables.

Toute une époque gonflée d’orgueil, de suffisance, de vantardise et d’arrogance qui, après avoir connu un zénith affolant, est disparue comme par enchantement.

Depuis les simples députés qui déclamaient pompeusement dans l’enceinte de la Chambre des communes que leur race était prédestinée à dominer le monde, jusqu’à la Cour suprême qui opinait, en sa sagesse judiciaire, que les femmes de race blanche ne pouvaient décemment travailler dans des commerces tenus par des Chinois ou, plus cocasse encore, que les femmes n’étaient tout simplement pas des «personnes».

Donc, cette heureuse amnésie, qui donne bonne conscience et maintient vivant «le droit» de faire la leçon, leur laisse aujourd’hui une grande latitude pour garder un œil moralisateur et accusateur sur le Québec, allant jusqu’à se permettre, –ô suprême hypocrisie– de soulever le spectre des horreurs de l’Allemagne nazie au moindre signe, au moindre mot, au moindre geste d’affirmation identitaire et existentielle.

Ce procédé de déstabilisation psychologique est tellement efficace que les Québécois en sont devenus de véritables névrosés, obsédés par l’autocensure et par l’autostigmatisation.

Un exemple notable et pathétique de ce conditionnement négatif, qui peut se transformer brusquement en désarroi collectif, nous a été donné le 14 décembre 2000 lors de la célèbre panique de nos moutons de Panurge.

À cette occasion, sans rien savoir des paroles insolentes d’un certain Yves Michaud, sans même réfléchir un instant à le convoquer pour lui demander quelques explications sur ses déclarations, sans respecter la moindre règle de justice naturelle, nos élus à l’Assemblée nationale, flairant qu’ils risquaient encore une fois de se faire «accrocher» par nos pharisiens de l’aut’Canada, ont cédé aveuglement à la panique pour rendre une décision aberrante, muselant et crucifiant sur le champ l’insolente brebis.

Jésus, en son temps, avait au moins eu droit à quelques égards sur le plan procédural : ses accusateurs avaient pris le temps de le faire comparaître devant l’assemblée du Sanhédrin, puis devant Pilate, avant de le livrer aux exécuteurs des basses oeuvres.


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