Contemplation féroce

2012/06/05 | Par Marie-Paule Grimaldi

Castellucci est reconnu pour être « un immense provocateur » comme dirait Ferré. Il a choqué quelque fois au Festival Transamériques déjà, et en Europe, Sur le concept du visage du fils de Dieu a même provoqué des émeutes.

Pourtant Castellucci se défend de vouloir agresser par cette provocation : il dit plutôt vouloir rendre hommage à l’humanité et à la compassion. Et c’est peut-être pour ça qu’il pousse le geste artistique au point de faire du spectateur, et de son intériorité, le véritable théâtre de cette démarche artistique.

Nous sommes placés devant des scènes intenses et la symbolique affirmée, mais les significations de toute la performance ne s’inscriront que dans une profonde subjectivité, et l’enjeu de la démarche est en quelque sorte notre réaction, notre réflexion.

Ce qui sera provoqué, ou pas, dépend de chacun. Mais la réaction ou la réflexion aura lieu, grâce à des codes et un langage symbolique accessible et commun. Chacun peut comprendre ce qu’il veut, mais chacun peut comprendre.

On pourrait penser que s’attaquer à des représentations chrétiennes est quelque peu dépassé, mais que l’on soit croyant ou pas, l’iconographie et l’idéologie religieuse habitent les strates de notre culture et nous conditionnent encore.

Castellucci nous met face à un immense visage de Jésus, une toile d’Antonello de Messine, datant de la Renaissance. Le visage en gros plan est des plus imposants, mais aussi impassible : il est très difficile d’y déceler une émotion ou une intention. Et ce Jésus fixe incessamment non pas ce qui se passe sur scène, mais nous, le public.

Et pourtant, ne devrait-il pas se pencher sur ce qui se passe sur scène, soit l’inéluctable fatalité pathétique de la condition humaine : vieillir. Dans un espace scénique fait de blanc immaculé (tapis, fauteuil, table lit, tous blanc), un homme en complet amène son vieux père tremblant devant la télé avant d’aller travailler.

Mais le père se plaint et pleure : il a déféqué sur lui. Le fils le rassure, le lave comme un bébé, s’occupe de lui. Mais le père a la diarrhée. Il recommence, encore, puis encore, le fils s’agenouille pour laver son père nu, mais s’impatiente, se choque, désespère de sa propre impuissance. Pendant ce temps, en odoramat, une odeur de merde envahit la salle.

On ne peut échapper à cette représentation, à cette merde qui nous rend tous égaux, cette merde placée devant le visage du fils de Dieu qui ne regarde toujours pas, mais qui appelle à lui peut-être.

Les dialogues entre le père et le fils sont en italien, sans traduction simultanée, mais sont facilement déchiffrables et banals. Devant l’action qui se répète sans donner de réponse en soi ou même de direction à la réflexion, les questions et les constats montent en nous, sur la relation père-fils, Dieu-Jésus, Dieu-croyants, condition humaine-transcendance, sur l’air de « Pourquoi m’as-tu abandonné? ».

Pour la deuxième scène, le fils sort de scène, et le père reste sur le lit dans la pénombre. Arrive un enfant avec un sac à dos, puis deux autres et ainsi de suite jusqu’à douze. Ils regardent le visage de Jésus, ouvrent leur sac et se mettent à lancer des pierres-grenades sur le tableau.

Mais ce sont de fausses grenades, le tableau ne bouge toujours pas, la scène est plongée dans un éclairage sombre et incendiaire, et l’action continue ainsi jusqu’à épuisement des stocks. Les enfants sortent un à un, seul un dernier regarde un peu plus longtemps.

Angelina, une de ces enfants rencontrée après le spectacle, m’a expliqué qu’elle était tout d’abord contente que le public n’ait pas remarqué ce qui n’avait pas fonctionné comme prévu lors des deux grandes répétitions qu’ils ont eu avec la troupe de la Societas Raffaello Sanzio.

Il faut dire aussi qu’à cause de la nudité du vieux père sur scène, les enfants ne peuvent assister au spectacle, mais reçoivent une description avec pour explication sur le sens des scènes que la signification du spectacle est en chacun.

Quant à savoir ce que ce geste pouvait signifier pour elle, Angelina, 10 ans, a répondu que, d’une part, c’était un défoulement, mais de l’autre, son sentiment est l’indifférence : elle a grandit athée et pour elle, le geste exprime son détachement complet face à la religion.

Dans la salle, bien que sachant pertinemment qu’on était devant une représentation, voir les enfants jeter ces grenades avaient sûrement pour plusieurs un autre sens, surtout quand à la sortie du spectacle, une bruyante manifestation de casseroles passait devant nous. Contre quoi, au juste, nous révoltons-nous?

Pour la dernière scène, le vieux père se lève, et avec son pot de « merde » (ce n’est pas de la vraie), va derrière la toile. Et la merde s’étale derrière celle-ci jusqu’à la faire exploser, jusqu’à ce que le tableau se déchire complètement, découvrant les mots néons « You are (not) my shepherd » (tu es/n’es pas mon berger), la négation clignotant par intermittence, nous laissant à la finale sur une question.

Chez Castellucci, les images sont simples, répétitives, mais aussi pénétrantes. On ne peut y rester, même malgré nous, indifférent. Et c’est certainement ce que l’on souhaite de l’art ramené à son essence, cette possibilité d’interroger individuellement et collectivement, et de nous transformer quelque peu.

Il n’y a pas eu de grand scandale à Montréal par la venue du spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu, mais un petit groupe de catholiques étaient aux portes de la Place des Arts, pour « prier en compensation à l’outrage ».

Ce qui a donné lieu à une discussion corsée, mais intéressante entre un prêtre – qui n’avait pas vu la pièce – et des critiques de théâtre ouverts, mais critiques!

Il y a effectivement atteinte à un symbole religieux, mais le geste est posé pour nous faire questionner nos liens existentiels entre notre humanité, une divinité céleste et sa représentation corporelle, et non pour offenser.

Ce théâtre-performatif fait parti des petits bijoux tombés bien à point que nous offre le FTA cette année et à qui on peut dire merci de présenter des œuvres qui suscitent l’exercice de la pensée.

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